Comment un vieil homme comme Hayao Miyazaki, 82 printemps à voir les cerisiers fleurir, peut encore à ce point innover, tenter et dépasser ses limites ? C’est la question qu’on se pose immédiatement en sortant du Garçon et le héron, son dernier film. D’une richesse redoutable, le film parvient à être aussi limpide que labyrinthique, fluide que tortueux, novateur et totalement dans le canon Miyazaki.
Dans le Japon en guerre des années 1940, Mahito perd sa mère dans l’incendie d’un hôpital. Dès cette scène inaugurale très impressionnante, un premier écho de la vie d’Hayao nous parvient. Sa mère, atteinte de tuberculose et alitée, n’a pu s’occuper de ses enfants. Et cette absence d’amour maternel contraint par la maladie ou la mort, Hayao la racontait déjà de manière sous-jacente dans Mon voisin Totoro et Le vent se lève. Avec Le Garçon et le Héron, le traumatisme est plus direct et rappelle même celui du Tombeau des lucioles de son regretté compagnon de route des studios Ghibli, Isao Takahata. Mahito, c’est Hayao, ou en tout cas une version fictionnelle et en colère. Alors, quand son père emménage 2 ans plus tard avec sa nouvelle femme, la sœur de la défunte mère, Mahito est perdu. Il ne s’intègre pas, se blesse volontairement et essaie d’attirer l’attention d’un père trop occupé à travailler dans l’usine d’armement. Le père d’Hayao, Katsuji, était lui-même directeur de Miyazaki Airplane, chargé de fabriquer les gouvernes pour les avions zero servant aux kamikazes. Dans Le Garçon et le Héron, le père de Mahito fabrique des hublots rappelant fortement les carapaces des Omus qu’utilisaient les soldats dans Nausicaä de la vallée du vent. Tout est connecté dans ce film. Tout.
Passage dans un autre monde
On pourrait faire une liste des thématiques et des motifs chers au cinéaste et tous les retrouver dans ce film. Des grands-mères malicieuses qu’on voyait dans Ponyo sur la Falaise à la richesse dorée des intérieurs dignes des pièces du Château Ambulant, en passant par des petites créatures lorgnant du côté des noiraudes de Chihiro et Totoro (ou des sylvains de Princesse Mononoke), Le Garçon et le Héron ressemble à un film-somme. Là où Le vent se lève avait des allures de testament, rappelant que le rêve fait avancer, ce dernier opus semble redonner une seconde jeunesse au réalisateur. Il a souvent été dit que cette œuvre était dédiée à son petit-fils, comme une sorte de testament/guide de vie qu’il lui laisserait. Or, le film, assez sombre et clairement pas adapté aux très jeunes, paraît raconter quelque chose d’autre.
Il s’agirait de façonner le monde comme on en a envie, en embrassant l’amour des siens là où ils sont. Il s’agit aussi de vivre avec le deuil, la violence du monde et surtout, d’accepter l’aventure. C’est, en somme, un message qu’a toujours porté Miyazaki. En réécrivant les contes occidentaux à sa sauce, il en changeait les morales rigoristes des Andersen et consorts. Ainsi, sa petite sirène Ponyo n’était pas punie de rencontrer les humains, elle ne finissait pas en écume, elle devenait humaine. Pareil pour Sophie du Château Ambulant qui n’était pas la simple captive de La Belle et la Bête. Elle s’accaparait les lieux et aidait son bien-aimé prince-monstreux à retrouver son humanité. Quant aux deux sœurs de Mon Voisin Totoro, elles suivaient le Totoro « lapin blanc » façon Alice, puis disparaissaient dans la nature au grand dam des adultes. Or, elles étaient protégées par les kamis et aidées du chatbus. Jamais leur esprit aventurier n’était puni. Il était même encouragé pour Kiki, la petite sorcière sommée de partir sans famille ni ami chez les humains et à faire ses preuves l’année de ses 13 ans.
Pour Mahito, l’entourage est plus frileux, et la plongée dans le monde magique qui l’attend plus terrifiant. Il ressemble à une version masculine de Chihiro. Cette dernière, cherchant à retrouver ses parents, traversait le tunnel comme on passe de l’autre côté du miroir. Derrière, un monde magique, fait de yōkais (sortes d’esprits japonais qu’on retrouve un peu partout dans la croyance shinto) et de kamis (équivalent des divinités du folklore japonais, là aussi présents dans un peu tout) attendait la petite Chihiro, bientôt menacée de disparaître et de rester esclave de ce monde. Elle doit son Salut au courage qu’elle trouve, à sa malice et à son apprentissage. Elle sauve au passage ses parents (entre-temps transformés en cochons) et le kami d’un fleuve. Mahito, parti lui aussi à la recherche de sa mère et de sa belle-mère, est lancé dans un voyage où son courage, sa malice et aussi son humanité sont les meilleures armes.
Se déploie alors deux figures majeures du cinéma de Miyazaki. D’abord, son rapport écologique au monde. À travers un personnage de pélican, il rappelle que les humains prennent tout, qu’ils détruisent la nature. Dans les films de studios Ghibli, de Pompoko à Princesse Mononoke, le message est toujours le même : laisser la place à la nature et aux animaux ne veut pas dire que l’Homme doit s’effacer. Il doit simplement rester à sa juste place, cultiver ses champs comme dans Mon Voisin Totoro, prendre ce dont il a besoin et surtout respecter l’espace des autres, qu’ils soient humains, animaux ou esprits. Ce qui nous amène à l’autre signature miyazakienne : le non-manichéisme. Sans trop en dire, il est encore ici question de déjouer ce qui apparaît de prime abord comme un danger. Chaque compagnon de route de Mahito, des grand-mères du début aux créatures plus étranges, joue un rôle bien précis et naturel face à son environnement. À Mahito de savoir les écouter, les aider et d’accepter en retour la leur.
Il y croise donc un héron qui parle, variation hommage de l’Oiseau du Roi et l’Oiseau de Paul Grimault (film culte pour Miyazaki), d’abord agaçant comme pourrait l’être un antagoniste, pour petit à petit se muer en guide et sidekick de Mahito. Les oiseaux occupent une place centrale : pélicans, perruches, ces créatures oscillent entre terrifiantes et drôles. Elles rappellent un peu les chats du Royaume des chats, autre film des studios Ghibli, réalisé par Hiroyuki Morita, où les félins pouvaient devenir cruels comme les sujets de la reine dans Alice au pays des merveilles. Tous ces oiseaux sont encore l’occasion pour le cinéaste de placer le monde des airs au centre de son intrigue, lui qui a tant animé les avions, le vent, et tous types de bolides volants depuis quarante ans.
Méandres et mondes fragiles
Contrairement à Porco Rosso ou Le Château dans le ciel, le plus fascinant ne se passe pas dans le ciel mais bien sur terre. Pourtant, comme dans ces deux films, l’enjeu est de protéger un monde fragile. Porco Rosso et Le Garçon et le Héron partagent le cadre de la Seconde Guerre mondiale, et donc d’un monde en train d’exploser, au point de hanter le héros. Et comme dans Château dans le ciel, il est question d’un monde merveilleux, caché des humains, qui pourrait disparaître en un clin d’œil. Là où le film sorti en 1985 jouait de son côté aérien, le dernier opus plonge dans les méandres et la terre ; il faut traverser des tunnels, des rideaux, forcer des grilles, passer des portes magiques ou encore se dissimuler dans une forteresse. Avec, en son sommet, un architecte, comme dans Matrix ou Lost.
Et là, nulle possibilité de se rattacher à une quelconque autre œuvre du maître. Miyazaki renvoie Nolan à ses études en termes de scénario à clés, on croirait même voir du Lynch par moments. Certes l’ambition des scénarii à tiroirs et à révélations ne sont pas nouveaux dans l’animation japonaise, en témoignent les récents Suzume de Makoto Shinkai ou Belle de Mamoru Hosoda. Mais rarement un tel vertige n’aura été offert, toujours en étant esthétiquement lisible. Le Garçon et le Héron ne dévoile pas toutes ses clés de lecture du premier coup. D’ailleurs, une inscription nous prévient : « celui qui essaie de comprendre mourra ». Sans être aussi radical, celui ou celle qui essaiera de comprendre va y laisser des plumes alors que ce qui se déploie sous nos yeux mérite de lâcher prise pleinement.