Simplement Immortels de Michèle Astrud : les chemins de traverse
Publié le 19 janvier 2024 aux Forges de Vulcain
Dans un futur indéterminé, l’humanité s’est déployée à travers l’espace, tandis que la société s’est militarisée au fil du durcissement des conditions de vie. Les nations ont laissé place à un état policier généralisé, qui prône le culte du mystère et des lois kafkaïennes. Les dissidents sont interdits de loger dans les villes, les avis d’expulsion arrivent sans justification, rien n’est jamais officiel. Les institutions ne communiquent pas, laissent volontairement la rumeur et les on-dit s’affirmer comme le principal canal d’information. Le peuple doit respecter les consignes, sans connaître les tenants et les aboutissants, parce que « tout est confidentiel ». Pour autant, bon an mal an, l’existence perdure et certains accèdent encore au bonheur.
Dans cet univers, Anthony et Laura forment un couple soudé, qui se retrouve mis à rude épreuve. Désireux de devenir des soldats d’élite, ils passent les concours en sachant pertinemment qu’un seul des deux amants sera autorisé à rejoindre les forces spéciales, à cause d’une règle absconse. C’est Laura qui réussira la sélection et partira dans l’espace pour y développer ses aptitudes psychiques et télékinésiques. Anthony, lui, devra vivre seul une vie de privilégié, consécutive à son statut de conjoint de soldat d’élite, dans ce monde où les possibilités technologiques de communication sont inversement proportionnelles au droit des citoyens de communiquer entre eux. Anthony subira la séparation avec Laura et son éloignement, au fur à mesure que les pouvoirs de celle-ci grandiront.
Alors que de nombreuses œuvres de science-fiction se focalisent sur les héro·ïnes, les leaders de la rébellion, les génies scientifiques, en synthèse des protagonistes voués à jouer un rôle important pour l’avenir du monde, Simplement Immortels, le cinquième roman de Michèle Astrud, prend le contre-pied des codes pour s’intéresser aux laissés-pour-compte, à celles et ceux détruits pas le système. Des personnages qui ne se dresseront pas face à l’oppression, mais chercheront des alternatives pour survivre. Composé de deux parties, le livre suivra d’abord Anthony, puis Laura, au moment où ils sont esseulés, livrés à eux-mêmes, prisonniers d’un quotidien sur lequel ils n’ont aucune prise. Simplement Immortels raconte l’envers du décor des dystopies. Ils ne parlent pas des luttes politiques, des coups d’État et des tensions militaires, mais de la solitude et de la perte de sens.
Face à ces personnages en quête de liberté, les autres humains sont comme des robots, au point que l’on pourrait penser que les seconds se sont substitués aux premiers. Mais, et c’est peut-être le message clé de Simplement Immortels : à l’heure des questionnements sur l’intelligence artificielle, le risque n’est probablement pas que les humains soient remplacés par des robots, mais qu’ils deviennent eux-mêmes des robots, à savoir des êtres soumis à des règles et à des processus, dont les émotions sont lissées et calculées pour être parfaites en toute circonstance.
Marchant dans les pas de la SF sociétale d’Ursula K. Le Guin, Michèle Astrud accompagne ce couple séparé par des contraintes sociales. Métaphore de nos sociétés actuelles, le roman nous montre comment chaque amant est isolé, enfermé dans un univers physique et mental différent. S’extraire de la norme sociale – au sens politique du terme – offre alors la possibilité de sauver son couple. Simplement Immortels raconte la survie, analyse les existences aux bornes du monde, guète la perspective d’un futur désirable, conçoit une utopie écologique, et explore même la piste de l’évolution vers une autre forme d’humanité, où nos capacités cognitives pourraient nous permettre de cohabiter avec les fantômes, et de refaire société autrement. Un texte surprenant et ambitieux, qui désamorce les attentes du lecteur pour l’emmener sur des chemins de traverse stimulants.