Oublie que je t’ai tuée de Kenan Görgün : la chute des hommes ouin-ouin
Publié le 21 mars mars 2024 aux éditions L'Atalante, dans la collection Fusion.
Stanley Fillmore, New-Yorkais de 39 ans et écrivain raté, se complaît dans ses échecs, se délecte de sa lâcheté, et se drape du manque de confiance en lui. Il s’apitoie sur son sort, persuadé qu’en livrant sans filtre ses erreurs et les défauts de sa personnalité, il attirera la sympathie du lecteur. Lorsqu’il présente sa relation de couple avec sa compagne Susannah Atkins, il escompte que l’on prenne son parti, que l’on comprenne ce qui le pousse à bout, au point de mettre un terme à cette relation de 12 ans par le meurtre. Il prétend être à l’aise avec le fait d’être dominé intellectuellement et financièrement par sa femme, alors que l’idée de ne pas être son égal le ronge. Il clame sa modernité, parlant aisément de ses problèmes d’érection et remettant en cause l’importance de la virilité, mais incarne pleinement la violence des hommes.
Stanley Fillmore sait qu’il est un salaud, mais il espère être un salaud qui suscitera la compassion. Sauf que Kenan Görgün, l’auteur, ne joue pas dans son camp. Il n’en fait jamais un personnage qu’on adore détester, mais un personnage que l’on déteste alors qu’il souhaite qu’on l’adore. Par le regard et l’humour, Görgün retourne sans ambiguïté les mots de Stanley Fillmore pour en faire l’archétype du mâle chouineur, qui voudrait que le monde tourne strictement autour de l’assouvissement de ses besoins personnels. Ce décalage qui existe entre le désir du personnage et la manière dont l’auteur le met en scène confère toute sa force à Oublie que je t’ai tuée.
Dans cette rencontre savoureuse entre histoire d’amour et roman policier des bas-fonds, Kenan Görgün gratte ce qu’il y a sous le vernis des comédies romantiques new-yorkaises, à savoir des profils d’hommes souvent toxiques, manipulateurs et prêts à tout pour arriver à leurs fins. Pour autant, il ne moque jamais les œuvres romantiques, et traduit une réelle affection à leur égard. Il s’inscrit dans le genre, tout en le questionnant et en le pervertissant.
Focalisé sur Stanley Fillmore et sa quête pour s’en tirer coûte que coûte, Oublie que je t’ai tuée se transforme en un grand roman sur le mensonge et les petites histoires qu’on se raconte. Égocentrique et persuadé d’être un génial menteur – qu’il associe au fait d’être un brillant écrivain de fiction – Stanley Fillmore ne se rend pas compte de combien ses stratagèmes se retournent contre lui et de comment on vient l’attaquer sur son propre terrain. Quand le policier en charge de l’enquête sur ce véhicule qui a renversé Susannah Atkins lui dit « Nous autres, les hommes, nous sommes dans de beaux draps. Seuls, en couple, bien ou mal assortis, l’amour nous réserve toujours le mauvais rôle ! […] Seul, on se sent misérable. Accompagné, on se sent tenu. », Stanley Fillmore y voit de la connivence et de la solidarité, alors que le policier ne fait que lui tendre un miroir, pour déterminer s’il adhère bien à de telles bêtises.
Ce nouveau roman de Kenan Görgün, son premier dans la collection Fusion des éditions L’Atalante, brille par l’intelligence de son propos, la finesse de son style, la spontanéité de sa narration et son groove global qui emporte loin ce texte structuré par des chansons d’Elvis Presley, des Beatles, de Prince ou encore de David Bowie.