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Ceux du lac de Corrine Royer : l’oubli n’est pas le pardon

Publié le 19 août aux éditions du Seuil.

Par Benjamin Fogel, le 19-08-2024
Littérature et BD

1989, malgré l’important budget dépensé et la destruction préalable des zones résidentielles qu’abritait le lieu, l’ambitieux projet de réservoir d’eau à Bucarest en Roumanie est abandonné. Avec en son cœur le lac Văcărești, l’endroit mue en une friche où la nature – faune et flore – reprend ses droits. Une famille tsigane y trouve refuge, construit une maison en bois, et vit de la pêche, en se tenant éloignée de la ville. Mais en mai 2016, la décision est prise de transformer cet équivalent de delta de rivière en parc naturel, hébergeant des espèces protégées. Une institutionnalisation du lieu qui implique de déloger la famille tsigane pour la déplacer dans un quartier pauvre de Bucarest. C’est l’histoire de cette famille qui inspire Ceux du lac, le formidable nouveau roman de Corinne Royer.

Quelles violences provoque-t-on quand on extrait les personnes à leur milieu ?

Un père taiseux, un aîné courageux et athlétique (Sasho), deux adolescents téméraires (Marcus et Ruben), deux jumeaux de douze an (Aki et Zoran), la petite dernière (Naya) et un chien emblématique des croyances roumaines (Moroï – qui est le nom donné à une créature légendaire du folklore roumain, assimilée aux vampires) : voilà les Serban, une famille de 7 humains et un animal, qui vit en communion avec la nature ; et une fratrie qui se réfugie quotidiennement dans une grotte pour apprendre l’écriture et la littérature. Leur relation avec la ville existe, mais se limite à un déjeuner mensuel chez la tante, et quelques affaires réalisées avec Mémé Zizi. Le lieu d’habitation des Serban compose un monde en soi, d’un point de vue géographique et temporel, avec son propre mode de vie. Ceux du lac raconte la tragédie de ces personnes à qui l’on va interdire de poursuivre la seule existence qu’ils connaissent, pour leur imposer les pires facettes de cette urbanisation qui les effraie plus que tout. À travers eux, c’est l’histoire intime de ceux du lac en général – qu’il faut aussi entendre comme ceux des grands espaces, autochtones, Indiens ou peuples indigènes… –, que l’on arrache simultanément à leur lieu et à leur culture, en déchirant leur rapport au monde. « Plus rien de ce qui avait forgé ses opinions n’était aujourd’hui en adéquation avec ses actes. Il vivait désormais dans la résignation d’une domesticité qui le rendait dépendant des allocations », écrit Corinne Royer à propos du père.

Quelles violences provoque-t-on quand on extrait les personnes à leur milieu ? Quelles forces occultes libère-t-on quand les machines humaines s’emparent de la nature ? Peut-on forcer les gens à oublier leur vie d’avant ? Et si oui s’agit-il d’une solution viable ? « Il ne faut pas confondre l’oubli et le pardon. L’un efface et l’autre répare », dit Sasho. Sasho, dont la parole poétique, en provenance du futur, vient ponctuer le roman, comme si l’élan vers la poésie – vers le beau et le tragique – était la seule issue possible.

Une littérature qui s’oppose à l’oubli, et qui répare le passé

De livre en livre, Corinne Royer propose une littérature qui s’oppose à l’oubli, et qui répare le passé. Non pas dans le sens où elle offre systématiquement de nouvelles alternatives à ses personnages, mais dans le sens où elle explore l’injustice, pour que celle-ci éclate au grand jour et s’ancre dans l’histoire : dans Et leurs baisers au loin les suivent (2016), Cassandre donne à voir son déracinement, pour qu’on la cerne à travers celui-ci ; dans Ce qui nous revient (2019) sont remis en lumière les travaux scientifiques de Marthe Gautier, qui en avait été dépossédée ; dans Pleine terre (2021), l’effondrement de Jacques Bonhomme devient palpable, chacun appréhendant combien il s’agit de la seule solution pour lui. Chez Corrine Royer, réparer, c’est d’abord entendre la souffrance des êtres blessés. On ne peut pas toujours les sauver, mais on peut comprendre leurs gestes, et leur offrir notre respect.

Porté par une immense somme de travail – impossible de deviner que le roman n’a pas été écrit par une habitante de Bucarest, tant le livre saisit la culture et l’esprit de la Roumanie contemporaine – Ceux du lac mélange romanesque, analyse sociale et poésie avec brio.