Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

Le Déluge de Stephen Markley : la démesure

Publié le 21 août 2024 aux éditions Albin Michel. Traduction : Charles Recoursé.

Par Benjamin Fogel, le 02-09-2024
Littérature et BD

Le voici, celui que les médias outre-Atlantique vantent comme le nouveau « grand roman américain ». Et le plus incroyable, c’est que c’est encore mieux que ça. Trois décennies durant – de 2013 à 2040 – Stephen Markley suit une galerie de personnages, activistes de la lutte contre le dérèglement climatique ou pourfendeurs de celle-ci : Tony Pietrus, climatologue au franc-parler, auteur d’un essai culte intitulé La Dernière Chance ; Kate Morris, militante écologiste sans peur et sans reproche, accompagnée de Matthew Stanton, son petit-ami ; Shane Acosta, écoterroriste à la tête du mouvement clandestin 6Degrees ; Ashir al-Hasan, technocrate impassible, petit génie des statistiques et des probabilités ; Jackie, publicitaire à la solde du green washing de l’industrie du pétrole ; ou encore Keeper, junkie de l’Ohio, prêt à accepter n’importe quel job lui permettant de voir venir pour quelques jours. À travers eux, Le livre pousse les lecteurs et les lectrices à questionner leur propre positionnement et leur adhésion ou non à des idéologies.

Un roman apocalyptique, un récit glaçant de l’extinction à venir de la race humaine

Via cette construction chorale, Stephen Markley déploie une diversité totale, et ce sur trois niveaux. Premièrement, au niveau du style littéraire : Le Déluge alterne écriture à la première, deuxième et troisième personne du singulier, avec parfois en son sein des encarts en forme de note de bas de page, le tout entrecoupé d’articles de presse tirés de Vanity Fair, du New Yorker, de Rolling Stone, et du Washington Post – écrit dans ce dernier cas par Hazel/Horizon, une IA ! –, avec parfois des pleines pages présentant une synthèse des gros titres du moment, auxquels s’ajoutent des rapports du FBI, des transcriptions de podcast à écouter avec un casque de VR sur la tête… Deuxièmement, au niveau des genres littéraires, on assiste à un mélange de fiction politique, d’anticipation, de thriller, de romans d’espionnage et d’amour, de récits catastrophes. Et troisièmement, au niveau des personnages : qu’il s’agisse de la classe sociale, du genre, de la couleur de peau ou de la religion, l’auteur étudie les impacts des questions écologiques sur des protagonistes variés, qui sortent majoritairement des cases que la société leur a attribuées.

10 ans durant, Stephen Markley n’a cessé de travailler, de modifier et densifier son roman en fonction de l’actualité et de l’évolution du monde. Il livre une analyse folle d’acuité de nos sociétés, dont émergent le déni, les blocages et les impasses démocratiques des États-Unis, et en filigrane du monde entier. Le Déluge n’est pas une dystopie dans le sens où il n’invente pas un futur sombre, mais décrit de manière la plus réaliste possible l’avenir qui nous est promis. Ce n’est pas non plus un roman visionnaire, tant Stephen Markley ne fait qu’appliquer les concepts et prévisions issus d’entretiens avec des scientifiques, des chercheurs ou encore des philosophes. Enfin, ce n’est pas un roman post-apocalyptique : l’auteur ne fantasme pas l’effondrement et la reconstruction à partir de rien. En revanche, c’est bel et bien un roman apocalyptique – sans garantie d’un après –, soit un récit glaçant de l’extinction à venir de la race humaine.

La durée de l’expérience contribue à son effet, celui de l’inexorable dislocation

À chaque page, la mort rôde. Catastrophes, cancers, meurtres, overdoses… : tout est menace, soulignant non pas la fragilité de l’homme, mais son inéluctable disparition. Ici les éléments s’imbriquent pour précipiter la fin. « Nous ignorions encore que les crises climatique, économique et démocratique allaient s’entraîner mutuellement, à la façon des bras d’un cyclone en formation », écrit Stephen Markley. Au dérèglement climatique se greffe la débâcle économique et démocratique. « Fanatismes religieux, factionnalisme ethnique et extrémisme politique finiront par engloutir la planète », explique un des personnages. À travers cette approche globale du délitement, Stephen Markley livre le grand roman de la fin des temps, où rien n’est soudain, brutal, immédiat, mais où l’issue ne laisse que peu de place au doute. La longueur du texte – plus de 1000 pages – participe, comme rarement, à sa puissance. Le Déluge n’aurait pas pu être un roman de taille classique. Il se devait de faire dans la démesure, de provoquer l’épuisement, pour mettre en scène la lente progression de l’effondrement, sans pause et sans respiration. Chaque fois que le lecteur reprend sa lecture, il retrouve ainsi le monde de la veille, mais un peu plus proche du gouffre. La durée de l’expérience contribue à son effet, celui de l’inexorable dislocation.

Par l’impossibilité innée du monde des affaires à accepter la nécessité de stopper les émissions carbone et l’exploitation des énergies fossiles, le livre démontre combien s’opposer à la transformation écologique est un réflexe vital pour le capitalisme. Un réflexe inhérent qu’une seule chose peut combattre : l’instinct de survie des humains. Voilà le message tragique et réaliste du Déluge : notre seule chance de s’en sortir apparaîtra quand la Terre sera déjà ravagée et amputée de millions de morts et que, au pied du mur, l’instinct de survie de la race humaine aura une ultime opportunité, via un élan collectif, de tenter d’endiguer sa disparition – une tentative qui ne garantira pas la réussite.

L’alliance parfaite de l’essai politique et de la fiction vertigineuse

À celles et ceux qui pensent que la littérature doit être apolitique, passez votre chemin. Malgré la complexité de ses personnages et son absence de manichéisme, malgré la vitalité du récit, malgré ses moments épiques – L’incendie El Demonio, le siège du Nationall Mall, l’attaque du Blue Crystal Mountain Resort, la tempête Kate… – Le Déluge est bel et bien un tract politique ! Mieux que ça, il compose un programme politique en soi, qui démontre par les conséquences de leur non-application, pourquoi les décrets proposés dans le livre constituent la meilleure solution. En cela, Stephen Markley réussit un exploit : l’alliance parfaite de l’essai politique, à même de changer le monde, et de la fiction vertigineuse, que l’on dévore avec avidité ; au point que l’on puisse pleurer d’émotion en lisant un plan d’action destiné à sauver l’économie américaine.

Quand les enfants du futur demanderont : « Ça valait le coup ? Un monde violé et assassiné contre quelques décennies d’excès ? Comment vous avez pu laisser ça se produire ? Vous saviez. Tout le monde savait. », on pourra leur faire lire Le Déluge et alors peut-être comprendront-ils la folie des hommes de l’ère capitaliste, et pourquoi, malgré la meilleure volonté de millions de personnes, nous avons continué de foncer droit vers les abîmes. Un chef-d’œuvre total, sublimé par la traduction de Charles Recoursé.