Enjoy ! de Benoit Marchisio et Katell Guillou : l’uberisation du monde
Diffusé sur France Tv
La série Enjoy ! de Benoit Marchisio et Katell Guillou est un petit miracle qui arrive à retrouver la même tension et la même pertinence du propos que Tous complices !, le roman de Benoit Marchisio, dont elle est une adaptation, et qui vient de ressortir en poche aux éditions Rivages. Resserrée autour de trois personnages du texte originel, Enjoy ! raconte le quotidien d’Abel, un étudiant qui s’est spécialisé en économie solidaire et qui, en attendant l’obtention d’un premier stage, livre à vélo des repas via Enjoy – une application à l’image de Delivroo et Uber Eats – pour payer le loyer et soutenir sa mère ; de Yass, une journaliste précaire qui espère décrocher un CDI chez H24, une chaîne d’info en continu, très marquée à droite, adepte des théories réactionnaires et encline à diffuser des informations non vérifiées ; et d’Igor, un avocat engagé, politiquement et socialement, dont les ambitions et les rêves d’un monde plus juste se heurtent au réel, et parfois à la nécessité de se compromettre pour faire entendre ses idées.
En six épisodes courts et fiévreux, Enjoy ! accompagne la confrontation de ses protagonistes avec des puissances qui les dépassent : un système économique pernicieux, qui vante l’auto-entrepreneuriat comme un vecteur d’émancipation personnelle, alors qu’il enferme les gens dans la misère pour mieux les essorer ; et un monde médiatique qui en est son miroir, cynique, focalisé sur l’audience et le culte de la personnalité de ses têtes de proue. La démonstration sociale fonctionne à merveille, sans jamais rogner sur l’intensité narrative. Une des grandes forces de la série – et de l’écriture de Benoit Marchisio en général – est de proposer simultanément des personnages principaux complexes, jamais manichéens, tout en conservant des personnages secondaires dont la saloperie n’est pas atténuée par souci de densité romanesque. Paul Parsène, le présentateur télé remarquablement interprété par Bruno Salomone, constitue un vrai méchant, qu’on ne nous fera jamais passer pour un homme tourmenté qui a mal tourné.
D’épisode en épisode, Enjoy ! érige l’idée au cœur de Tous complices !, à savoir notre responsabilité collective dans l’avènement de l’uberisation de la société, la précarisation des classes sociales populaires, et l’explosion des médias nocifs, qui fascinent par leur propension aux clash, au grotesque et au spectacle. Intelligemment écrits et parfaitement incarnés – respectivement par Jean-Désiré Augnet, Camille Moutawakil et Baptiste Carrion-Weiss –, Abel, Yass et Igor forment une cartographie de la nouvelle génération, désireuse de s’en sortir personnellement, tout en contribuant à l’amélioration globale du monde. Un désir qui se fracasse contre le réel, et engendre dilemmes moraux, déceptions et impasses. La fin, qui évite tout prêchi-prêcha et grands discours, laisse les spectateurs et spectatrices face à leur propre vision du monde et interroge leur propre complicité. Brillant.