La Petite Sœur, un portait de Silvina Ocampo de Mariana Enríquez : dans les pas de la grande sœur
Publié le 22 août aux Éditions du sous-sol. Traduction : Anne Plantagenet
Depuis Notre part de nuit, l’un des chefs-d’œuvre de la décennie, chaque nouvelle traduction d’un texte de Mariana Enríquez par Anne Plantagenet, aux Éditions du sous-sol, fait office d’événement. Cette année, il s’agit de La Petite Sœur, un portait de Silvina Ocampo. À travers un récit entrecoupé d’interview, Mariana Enríquez explore la vie et la personnalité d’une de ses autrices fétiches, Silvina Ocampo, poétesse et maîtresse de la nouvelle fantastique argentine, décédée en 1993.
Mariana Enríquez s’intéresse spécifiquement aux trois relations fondamentales qui ont cimenté sa vie, celle avec sa grande sœur, l’autrice Victoria Ocampo, fondatrice notamment de la revue Sur, celle avec son mari, l’écrivain Adolfo Bioy Casares, et enfin celle avec l’un de ses amis les plus proches, qui passait toutes ses soirées chez eux : Jorge Luis Borges. Il ne s’agit jamais de dresser un portrait à travers elle de ses fréquentations. Silvina Ocampo est le cœur du sujet et sa personnalité complexe transpire à chaque page.
Tout au long du récit et des entretiens menés, Mariana Enríquez revient sur des questions phares : la cause de la mésentente entre Silvina et Victoria ; la rumeur selon laquelle Silvina Ocampo aurait partagé sa nièce avec son mari, dans le cadre d’une relation incestueuse ; et l’hypothèse d’une histoire d’amour entre Silvina Ocampo et la poétesse Alexandra Pizarnik, de 33 ans sa cadette. Mais ce n’est jamais la réponse à ces questions qui motive Mariana Enríquez, et encore moins le goût du scandale.
Ce qui habite La Petite Sœur, c’est une volonté de montrer combien on disait tout et son contraire sur Silvina Ocampo. Il s’agit d’une enquête sur ce que les gens essayaient de plaquer sur l’autrice, sur son bonheur, son couple, sa sexualité, et que Mariana Enríquez recompose non pas pour s’approcher de la vérité, mais justement pour souligner combien celle-ci est insaisissable, double et mystérieuse. « On racontait aussi, bien sûr, que Marta Casares, la mère de Bioy, avait légué Silvina à Adolfito. D’autres affirmaient le contraire, qu’elle avait été folle de rage qu’ils se marient », écrit Mariana Enríquez. Avec en toile de fond, cette interrogation : l’entourage de Silvina Ocampo se faisait-il de fausses idées à son sujet, calant ses perceptions en fonction de son parcours et de leur névrose, ou Silvina Ocampo était-elle bel et bien un personnage incernable et mouvant, telle une mutante, changeant de personnalité, d’orientation sexuelle et de manière de vivre selon les situations.
La Petite Sœur explore “l’étrangeté bénéfique” de l’espagnol de l’autrice, dont les subtilités ont été apprises après le français et l’anglais, bien que ce soit sa langue maternelle – issue d’une famille riche, Silvina Ocampo a étudié chez elle et non à l’école. Le roman détaille l’incursion de la violence dans son enfance, la modification du passé, qui devient vaporeux. Alors qu’il s’agit d’une biographie, le mystère s’immisce subtilement partout, faisant de Silvina Ocampo un authentique personnage romanesque, typique de l’univers littéraire de Mariana Enríquez.
Le titre La Petite Sœur fait référence au fait que Silvina Ocampo était la dernière d’une fratrie de six, au sein de laquelle elle était la plus excentrique, et une forme de vilain petit canard. Mais ce terme fait aussi écho à la position de Mariana Enríquez, qui est sa véritable petite sœur littéraire. Ce qui fait qu’à travers Silvina Ocampo, Mariana Enríquez parle beaucoup d’elle et de son travail. Il y a par exemple cette phrase de l’universitaire Hugo Beccacece : « Silvina affirmait quelque chose, mais pensait le contraire ; elle oscillait sans cesse, sa pensée était très paradoxale et contradictoire. Elle transformait lentement son opinion pour arriver à l’opposé, dans une sorte de métamorphose qui opérait très vite dans son cerveau. Et on se laissait porter par ses modulations de pensée de manière parfaitement fluide. À la fin, tout ce qu’elle avait dit paraissait normal, ces deux extrêmes qu’elle avait réussi à concilier. » Cette capacité à partir d’un point (le réel) pour arriver à un autre (le fantastique) – et inversement –, avec le souci au final de réunir les deux, constitue aussi le génie de Mariana Enríquez. Un génie, dont ce nouveau texte nous permet de nous rapprocher un peu plus.