Les Maîtres du temps de Stéphanie Janicot : vivre le temps
Publié le 2 janvier 2025, aux éditions Albin Michel

Londres, fin du XVIIe siècle : Nikola, jeune fille défavorisée à l’intelligence précoce, est repérée par Isaac Newton, qui la prend sous son aile et en fait son apprentie. Paris, de nos jours : Sam, philosophe et universitaire, prépare une thèse intitulée Le Passage du temps dans la narration romanesque, fondée sur l’analyse de l’œuvre de l’autrice Johan Stern, qui réécrit sans cesse le même roman, dédié à la mort de son père, navigateur disparu dans le Triangle des Bermudes – « Pourquoi réécrire inlassablement cette histoire ? Parce que les détails changent et que leur observation fait advenir le temps », répond le personnage. Au même moment, Ben, l’époux de Sam, physicien spécialiste de la théorie des cordes, s’apprête à voir son monde bouleversé par la dernière expérience de Cédric, son meilleur ami, astrophysicien.
Via cette trame, Stéphanie Janicot explore toutes les dimensions du temps, qu’elles soient philosophiques (l’angoisse du temps qui passe, trop lentement ou trop vite ; l’inexistence du temps sans points de repère ; la perception du temps à travers les souvenirs… ), psychologiques (le rôle du temps dans la construction sociale, notre rapport à l’attente…) ou scientifiques (les conventions pour mesurer le temps, et des concepts qui s’appuient sur les travaux des astrophysiciens Emeris Falize et Jean-Pierre Luminet, ainsi que sur ceux du physicien Brian Greene, notamment ses documentaires consacrés au monde quantique).
À l’image de Nikola, protagoniste gender fluid, à même de s’adapter à la violence du monde, et de se réinventer lors des changements d’époque, Stéphanie Janicot ne se laisse pas enfermer dans des cases. Tout comme Emily St. John Mandel dans La mer de la tranquillité, l’autrice mélange les genres – roman historique, littérature blanche au cœur des relations intimes, anticipation et science-fiction – avec aisance et légèreté, pour intégrer naturellement la question du voyage dans le temps, sans que jamais celui-ci ne dévore les personnages et les thématiques du livre. Le voyage dans le temps n’est ici pas le cœur du sujet, mais l’une des facettes de la réflexion sur le temps, qui resterait incomplète sans.
« Pour un romancier, le temps est malléable à l’infini. Le passé n’est pas plus difficile à atteindre que le présent ou l’avenir. Le temps du roman est cumulatif », écrit Stéphanie Janicot, à travers Johan Stern. Les Maîtres du temps – un titre catchy dont l’explication n’est pas celle à laquelle on croit – s’inscrit dans la lignée de projets trans-époque, tels que Cartographie des nuages de David Mitchell ou La Cité des nuages et des oiseaux d’Anthony Doerr, où passé, présent et futur se répondent pour interroger les constantes de l’humanité, comment se répercutent les erreurs, et la manière dont circule l’amour.
Les Maîtres du temps contourne les passages obligés du roman de voyage dans le temps, pour éviter les écueils, mais aussi pour bien montrer que les enjeux ne sont pas là, assumant régulièrement son statut de conte philosophique. En moins de 300 pages, Stéphanie Janicot livre un roman-monde, riche et dense, inhabituel et stimulant.