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Les Terres indomptées de Lauren Groff : la puissance renouvelée des femmes

Publié chez Gallimard, traduction de Carine Chichereau.

Par Benjamin Fogel, le 11-02-2025
Littérature

Après avoir passé les cinq premières années de sa vie dans un asile pour pauvres, exposée à la saleté et à l’insécurité, une enfant se retrouve au service de notables, au sein d’une riche demeure anglaise, où elle subit cruauté, viols et conséquences de la peste. Domestique corvéable à merci, elle est obligée de suivre ses maîtres dans le Nouveau monde, quand ces derniers décident de s’inventer un avenir glorieux sur le territoire américain en devenir. Mais dès leur arrivée à Jamestown, la première colonie anglaise, l’hiver et la faim s’immiscent dans la cité fortifiée où la famille a émigré. Des menaces qui, comme la peste, n’épargnent pas les nantis. L’hostilité de cette Amérique remet les compteurs à zéro. La jeune femme n’a plus rien à perdre et prend la fuite à travers la nature sauvage et la forêt épaisse, dont les dangers l’inquiètent moins que la folie des hommes.

Son échappée est régulièrement stoppée par la nécessité de s’alimenter et de trouver refuge, mais aussi par la beauté qui peut se manifester à chaque foulée, comme lorsqu’elle croise deux paires de bois de cerfs entrelacés, émue par ces ennemis entremêlés à jamais, suite à un combat sans vainqueur. Car au sein de ces terres indomptées, il n’y a que des survivants et des morts. Jamais de vainqueurs.

Lauren Groff ne berne pas les lecteurs et les lectrices. L’héroïne ne court jamais vers un avenir radieux. Roman de traque, puis de survie, Les Terres indomptées déjoue les attentes pour se transformer en un western naturaliste, où les descriptions de la flore et de la faune, belles et violentes, prennent le pas sur les conflits entre colons et autochtones, relayant la haine des premiers envers les seconds, à l’arrière-plan d’une immersion sensible et poétique dans la forêt.

Le personnage principal ne peut jamais décider de sa propre dénomination : « Elle songea tristement à tous ses autres noms, aucun n’ayant jamais été vraiment à elle : Lamentations Meretrix, la Fille, la Souillon, Zed. Son souffleur de verre l’appelait autrement dans sa langue, quelque chose comme Mineheleafda, et cela lui semblait plus proche de celle qu’elle était », écrit Lauren Groff. Car, nommer c’est prendre le pouvoir, et que tous les autres personnages exercent le pouvoir sur l’héroïne. C’est à travers les mots que celle-ci réussira à avoir une emprise sur le territoire. Pour autant, elle ne pourra jamais dominer cette terre, qui restera insaisissable et ainsi indomptée.

La traduction phénoménale de Carine Chichereau conserve les formes anciennes ou poétiques, échos au langage des premiers colons britanniques. « Vit » remplace « pénis », tandis que « encor » se substitue à « encore », créant des ponts entre le XVIIe siècle et la langue moderne et racée de Lauren Groff. Tout ici est question de nommage et de langage.

Avec Les Terres indomptées, Lauren Groff poursuit le travail entamé avec le formidable Matrix (éditions de L’Olivier, 2023). Si Matrix narrait l’édification d’un refuge pour femmes, caché dans la forêt, à l’abri des errances de l’humanité, ce cinquième roman raconte la recherche d’un nouveau foyer, à même de dérouter la férocité déraisonnable des hommes, quitte à couper les ponts pour cela avec ses congénères. Lauren Groff explore dans l’histoire les voies de traverse que pouvaient emprunter les femmes puissantes, pour regagner leur liberté.

Une liberté qui, dans les deux romans, passe par la prise de conscience de son pouvoir, par rapport aux hommes, mais aussi par rapport à Dieu. Après l’érosion de ses croyances catholiques, l’héroïne se laisser pénétrer par la puissance de la nature, développant d’abord une philosophie spinozienne où Dieu est partout, pour finalement ne croire plus qu’en elle-même.

Cette remise en question du divin n’est pas qu’intime. Lauren Groff détricote les croyances idiotes des hommes blancs, persuadés qu’un Dieu unique leur intime d’aller coloniser et asservir le reste du monde, tout en laissant bien sous-entendre que cette « croyance » n’est probablement qu’une façade destinée à justifier leur désir inné de domination. Jamestown devient ici la racine du mal, ou plutôt l’extension d’une vile cupidité européenne jusqu’aux confins du monde. Pour empêcher la propagation de celle-ci, l’héroïne fera tout pour être la première occidentale à fouler ces terres indomptées, et faire corps avec elles. Une compensation symbolique pour apaiser les traumas de l’Histoire.

Au final, ces « terres indomptées » désignent peut-être moins la nature sauvage, que les femmes, vent debout contre leurs oppresseurs, prêtes à tout pour survivre. Un des grands romans de ce début d’année.