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Bish Bosch de Scott Walker (Part 1) : Sombrer dans la folie

Un texte en deux parties et à 4 mains par Julien Lafond-Laumond et Benjamin Fogel

Par Collectif, le 19-12-2012
Musique

> Bish Bosch de Scott Walker (Part 1) : Sombrer dans la folie
> Bish Bosch de Scott Walker (Part 2) : Des oppositions sans contradiction

***

17 ans après Tilt, 6 ans après The Drift, Bish Bosch arrive encore trop tôt. Malgré toutes ces années, rares sont ceux qui auront apprivoisé comme il le faut ces deux monuments d’inconfort. Et Bish Bosch vient encore créer la panique. La secousse est telle qu’on perd à nouveau l’équilibre, on cherche désespérément une barrière, une poignée où s’accrocher. En vain.

Mais nous ne sommes pas les seuls à vaciller. Scott Walker, lui-même, est aspiré par sa musique. Bish Bosch c’est le combat entre un artiste et sa création. Scott Walker navigue entre deux eaux, l’une qu’il connaît et l’autre dont il ne sait rien. Il travaille, peaufine et ne laisse pas une chanson en plan tant qu’il n’a pas la certitude d’y avoir déposé le dernier petit détail qui la finalisera. C’est un perfectionniste qui veut maitriser le moindre son, qui peut exiger de ses musiciens de retravailler encore et encore une rythmique, et en même temps c’est un artiste qui ne décide initialement de rien, qui se laisse porter par tout. C’est pour cela qu’il est en permanence en déséquilibre : il se laisse happer par les idées, mais au lieu de s’écrouler avec, il joue au funambule et tente par tous les moyens de les contrôler. Il y a chez lui une forme de folie à vouloir ainsi marcher droit tout en tombant.

Après avoir longtemps été Dr Jekyll, Scott Walker est depuis trois albums Mr Hide. Il est devenu musicalement dangereux et imprévisible, et on se dit aujourd’hui que Climate of Hunter (1984) aura été le seul album où on aura pu entrevoir toutes les facettes de l’homme. Climate of Hunter est un vrai film fantastique où l’on voit un gendre idéal basculer vers autre chose, et c’est ce autre chose pour lequel on reparlera de Scott Walker dans cent ans. Parce qu’effectivement c’est à travers sa facette la plus sombre qu’on semble découvrir un nouveau pan d’humanité, aussi aride et dérangeant que nécessaire.

Bish Bosch peut être repoussant et il ne faut pas forcément l’écouter pour se faire plaisir. On distingue bien en littérature l’excellent livre d’agrément de l’éprouvant chef d’oeuvre ; on ne confond pas au cinéma le magnifique divertissement avec l’exigeant film théorique. La musique mériterait également le même traitement. Bien qu’utilisant le même médium, Scott Walker officie dans une région artistique où la musique n’adoucit pas les moeurs et n’accompagne pas le quotidien. On n’écoute pas Bish Bosch pour sa beauté, ce serait fou, on l’écoute pour approcher une expérience existentielle violente et inédite, avec tout l’effort et l’effroi que ça implique. Et en même temps, nous aussi on a envie de se diviser deux, et alors on se dit pourquoi pas. Pourquoi ne pas écouter Bish Bosch pour sa beauté ? Pourquoi ne pas devenir fou ?

Bish Bosch n’est certes pas un album facile, mais ce n’est nullement contrairement à ce qu’en disent certains un album chiant ou prétentieux. Il se passe tellement de choses dans chaque chanson, il y a tellement de ruptures de tons que le moindre silence devient un arc narratif à lui tout seul. Le minimalisme ne peut ennuyer que sur la longueur, là la musique peut bien ne s’exprimer que par un unique canal (la voix souvent, une note qui s’étend d’autre fois), son discours n’est jamais figé. Les textes sont longs et denses, et il y a toujours une harmonie qui surprend. Bish Bosch est difficile, mais surement pas chiant. Prétentieux alors ? Probablement encore moins. Scott Walker a 70 ans et ne publie des albums que lorsque c’est nécessaire. Il n’a plus de carrière à construire, plus de mythe à assurer. Il peut jouer avec nous, se montrer roublard et faire des farces, mais prétentieux, ça non. La folie ne peut pas être chiante ou prétentieuse. La folie ne fait pas de calcul, et si elle en fait ils sont insensés. Il n’y a pas de place pour le cynisme ici.

Cette folie, elle provient en grande partie du process d’écriture. Certains écrivent d’abord des paroles puis cherchent la musique qui les accompagnera, d’autres composent des chansons et essayent ensuite de poser des mots dessus. Scott Walker, lui, attend que les mots surgissent et qu’ils définissent la musique. Ce sont les mots qui créent la musique : celle-ci n’est pas là pour les soutenir ou pour les accompagner, elle est là pour être trouvée par eux ; elle les attend. Scott Walker utilise les mots comme un medium qui le guideront à travers les sons. C’est un jeu de piste, une sorte de cache-cache et c’est pour ça que les silences et les pauses instrumentales ont autant d’importance. Les mots lancent des appels et parfois les réponses se font en décalé.

Pourquoi ces mots sont-ils si particuliers ? Pourquoi inspirent-t-ils la musique là où d’autres ne font qu’attendre que leur auteur ne leur trouve une compagne ? Comment engendrent-ils la folie ? Ici les mots virevoltent. Ils racontent des histoires, parfois plusieurs histoires en même temps, comme sur SDSS1416+13B (Zercon, a Flagpole Sitter), où le récit d’un bouffon du roi se télescope avec celui d’une étoile  naine. Mais surtout, Scott Walker joue sur leurs sonorités et, encore une fois, se laisse guider par eux. Rien que le titre du disque fait référence à Bish Bosh Bash, une expression anglaise signifiant que le travail est terminé, qui se transforme en Bish Bosch sous l’idée d’un jeu de mot avec Bitch, et qui est ensuite confortée par l’accointance avec le nom du peintre Jérôme Bosch. La peinture de Bosch n’influence d’ailleurs pas du tout l’album, elle agit juste comme un signe qui confirma à Scott Walker que son titre était le bon. Voilà comment il fonctionne, et il en va de même pour tous les textes (on pourrait passer des heures à les étudier). Il faut voir aussi le soin que Scott Walker apporte au livret. Lorsqu’on à Bish Bosch entre les mains, ce n’est pas le disque qui attire l’attention mais bien le mini-livre de 32 pages qui se présente comme un recueil de textes surréalistes qui ont surement plus à voir avec  Samuel Beckett qu’avec la poésie.

Oui l’envie de rationnaliser cette folie est forte. On voudrait prendre les textes à bras le corps, les comprendre, les disséquer, mais Scott Walker répond lui qu’il ne s’intéresse pas aux faits générateurs. Il ne veut pas se souvenir du cheminement qui a fait jaillir les mots, il veut croire qu’ils sont des incantations qui lui sont apparues ; il ne veut pas les intellectualiser. Scott Walker ne veut pas comprendre sa folie. Il veut se laisser dévorer par elle. Il veut la laisser se répandre et dessiner sous ses yeux ébahis le canevas de l’œuvre qu’ensuite il forgera.

>> Référence
Interview de Scott Walker sur Pitchfork par le grand David Toop