Bish Bosch de Scott Walker (Part 2) : Des oppositions sans contradiction
Un texte en deux parties et à 4 mains par Julien Lafond-Laumond et Benjamin Fogel
> Bish Bosch de Scott Walker (Part 1) : Sombrer dans la folie
> Bish Bosch de Scott Walker (Part 2) : Des oppositions sans contradiction
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Là d’où Scott Walker chante, il n’y a pas de lien social. Pas de partage, pas de communauté. Pas d’amour, pas d’amis. Bish Bosh nous vient d’un lieu sans moi et sans histoire – il n’y a pas de moi j’aime ça ou de je suis triste parce que, il n’y a pas de tu, de toi, ou alors désincarnés. Bish Bosh ne nous est pas adressé, on s’y confronte par erreur. Scott Walker chante en lambeaux, des bouts de mots, des bouts de phrases, des sentiments isolés, des noms déconnectés. Il n’y a qu’un seul flux : le lyrisme reclus d’une voix désoeuvrée. Walker est entouré de silence, seul au milieu de douves remplies de rien. Et tout est sujet à angoisses, les bactéries et le grand cosmos, la vie et la mort, la science autant que la nature.
La seule chose qui accompagne l’ancien crooner, c’est la confusion, l’absurde à l’action. Tilt était un encore un rock symphonique dérangé, disséqué aux laboratoires de l’inepte, The Drift mettait cette folie au carré, mais Bish Bosh va encore plus loin, rompant les derniers liens qui le tenait aux constellations pop et rock. Bish Bosch est une énigme, une succession de bribes électro-acoustiques, de noise insensé, de jazz coincé dans la machine. On y croise un morceau littéralement rythmé au sabre, des percussions brésiliennes, des orchestres dissonants. Territoire où la contradiction n’existe pas, Bish Bosch fait coexister le sound design de pointe et le grotesque pouet pouet.
C’est cela qui fait que Bish Bosch est incroyable : il n’est jamais contradictoire tout en ne cessant de jouer sur des oppositions. Évidemment, ce qui saute tout de suite aux yeux, c’est que le somptueux côtoie le grandiloquent. Il n’y a plus de bon goût et de mauvais goût, rien n’est incongru. On a souvent associé Scott Walker et sa voix de baryton à l’opéra, et dans Bish Bosch, il oppose la voix et la structure de celui-ci. De même, l’homme a toujours été auteur et interprète, et dans beaucoup de ses albums précédents il était strictement soit l’un soit l’autre (interprète sur les albums de reprises, auteur sur Tilt et The Drift). Mais là il est les deux en même temps, et on ne sait jamais lequel s’adresse à nous. Il interprète plusieurs personnages comme si nous assistions à une pièce de théâtre, créant ainsi des dialogues entre lui-même comme sur Tar.
Du coup rien ne peut être blanc ou noir sur Bish Bosch, c’est forcément toute la vie qui est là. Son approche a beau être celle de Mr Hyde, le rendu montre que même les monstres ont à leur disposition toute la palette des sentiments. En fait, ce serait même un contresens de dire que Bish Bosch est un album sombre, conceptuel ou je ne sais quoi. En fait il est même absurde de lui accoler le moindre adjectif, car Scott Walker ne cherche pas à donner une coloration à son album. Non seulement il n’est pas du genre à considérer qu’un album ne doit refléter qu’une facette de la vie – Bish Bosch est aussi bien comique que tragique – mais surtout il travaille bien trop à l’instinct pour définir quoi que ce soit préalablement. Or l’instinct ne peut pas toujours mener l’artiste dans la même direction (en tout cas pas sur une si longue période). Même la folie (surtout la folie ?) a sa part d’humour, de lumière et de simplicité.
Comment distingue-t-on l’instinct de la folie et du chaos ? C’est un peu La question que pose cet album qui n’apportera aucune réponse. On plonge dans Bish Bosch en sachant pertinemment qu’on n’y trouvera nul éclaircissement (un peu comme lorsqu’on regarde à nouveau Lost Highway de David Lynch).
Comment aurait-il pu en être autrement ? Le nouveau Scott Walker n’est pas décadent, il vient après, une fois qu’il ne reste que des débris. On ne sera jamais proche de ce disque, pas d’empathie imaginable, il restera à jamais autre, pure altérité, matière incouplable à la nôtre, quelque-chose qu’on ne pourra jamais comprendre. On aura toutes les raisons de rester à distance de ces fragments d’horreur, et, à l’inverse, on pourra aussi les affronter, s’y accommoder, et même, par une curieuse attraction morbide et vicieuse, les aimer.
>> Référence
J’entends plus Scott Walker par le grand Joseph Ghosn