[Cultissimes Oubliés #49] Rancho Diablo – Chicken World
Les quatre hommes sur scène finissent leur concert. Ils viennent de terminer sur un morceau apocalyptique, laissant l’auditoire médusé. Étrange sentiment de vivre un instant déconnecté de toute réalité. Pourtant ce public averti en a vu certainement d’autres ; cette débauche de sons saturés pendant une heure ; l’impression d’avoir les oreilles qui saignent au bout du deux minutes et la cervelle qui explose au bout de cinq. Oui, ce public est en principe habitué à ressortir de ce type de concert, essoré et vidé de toute essence humaine. Zombie attitude.
Cependant en 1994, en pleine période grunge et poussée fiévreuse de la musique industrielle, un groupe qui pendant 15 minutes triture un de ses morceaux en le faisant passer en mode essorage du début à la fin, c’est assez rare. L’époque est à l’urgence et à une pseudo rébellion contre un système qui reprend encore une fois le contrôle. Endormez-vous à nouveau, jeunes gens, nous vous préparons la Brit Pop, succédanée clinquante des 60’s. Bouffez bien votre dose quotidienne d’Aspartam, rentrez dans le rang et ce pour un bon moment, s’il vous plaît.
En 1994, vous êtes encore loin de douter que la contre-révolution se prépare. Non, les sons brutaux sont votre quotidien, ils viennent du rock ou de la musique électronique. Et on s’affiche ainsi. Vous écoutez Rancho Diablo. Enfin non, j’écoute Rancho Diablo. Parce que ce groupe, vous ne le connaissez pas, vous ne pouvez pas le connaître. La musique industrielle revient sur le devant de la scène, revitalisée par un quarteron de groupes allemands Atari Teenage Riot, Oomph!, le triomphe de KMFDM et Morgernstern. Quatre groupes qui se fichent pas mal de l’esthétisation graduelle de ce mouvement. Faire un maximum de bruits est leur credo. Encadrés par les deux poids lourds que sont NIN et Ministry, le genre s’invite même dans les charts britanniques et américains. 1994/1995 est une année capitale. Alors pourquoi ne pas tenter le coup aussi en Angleterre.
La réponse viendra de Rancho Diablo, quatre garçons chevelus, qui se servent de la scène comme tremplin, comme tant d’autres avant eux. Leur aspect crasseux et leur rage bruitiste leur donneront suffisamment de renommée pour attirer les oreilles de NME qui, révulsé par leur prestation scénique, les qualifiera de “métalleux puants”. Il est vrai que sur scène l’allure de ces quatre-là n’inspiraient guère la confiance. Leur set était anarchique et leur comportement proche du je-m’en-foutisme le plus absolu et suffisamment malade, pour se foutre totalement de la gueule du public. Un groupe génial, en conclusion.
Attitude fortement gommée sur leur seul et unique album Chicken World. Pour ceux et celles qui n’ont jamais vu ce groupe éphémère sur scène, cet album de rock industriel ne les convaincra pas. Il s’inscrit dans une tradition et ne fait pas bouger les lignes du genre. Pourtant, il dégage, au fil des écoutes, un charme certain. Dans les interstices, la folie s’exprime de mille et une manières. Sur Sacrifice 3000, ce sont les percussions qui prennent possession de nos sens ; sur Plan B, un saxophone nous rappelle que le mouvement No Wave a profondément marqué une génération de musiciens ; sur Chicken World, l’introduction est classique mais le morceau s’emballe si rapidement qu’on n’a pas le temps d’apprécier cette entame presque calme. Chaque morceau dégage ainsi un petit grain de leur folie scénique. Mais, pour autant, la production super carrée et propre enlève ce qui paradoxalement faisait leur force, une musique bien crasseuse à souhait. Aujourd’hui cet album mériterait qu’on le remasterise pour donner envie à nouveau de l’écouter dans de meilleures conditions.
Rancho Diablo n’aura duré que le temps d’un souffle. Même en musique industrielle, on n’accorde guère de crédit aux vilains petits canards. Trop sur scène et pas assez sur disque, Rancho Diablo n’aura pas su convaincre artistiquement parlant. Et en 1995, face aux charismatiques Trent Reznor, Al Jourgensen et aux talentueux Young Gods, Rancho Diablo aurait manqué rapidement d’air pour prétendre à pouvoir simplement co-exister avec ce petit monde.