A la merveille : chants d’innocences, champs d’expériences
Sortie le 6 mars 2013. Durée : 1h 50min
Dans les recueils de poésies, les plus belles envolées sont rarement les plus célébrées. Des Fleurs du mal, on nous rabat les oreilles avec le “luxe, calme et volupté” de l’Invitation au voyage. Pourtant, le génie baudelairien se ressent bien plus encore dans des textes comme A une mendiante rousse. Il en va de même pour les grands réalisateurs. Malick ne déroge pas à la règle. Sa verve filmique aura fugacement affolé une partie de la critique, le temps d’un passage cannois où The Tree of Life rafla la Palme d’or. Une expérience superbe, enivrante, mais aussi sujette au débat et au possible rejet. Paradoxalement, le réalisateur américain devenait un objet « hype » en radicalisant son style. Ce qu’on acclamait, c’était l’audace d’être jusqu’au-boutiste, de se libérer de la narration traditionnelle. Après des décennies de respect froid de la part d’une majorité de la critique, reconnaissant son talent sans réellement le comprendre, Malick devenait une sorte de marque de bon goût cinéphilique. Aimer Tree of Life, c’était flairer le cinéma de demain. Mais comme tout objet tendance, le réalisateur texan se retrouve mis au placard du bon goût, arguant qu’A la merveille, son sixième long-métrage, serait vidé, sans dramaturgie. Or, il est l’un de ses plus beaux poèmes, peut-être même son plus vertigineux à bien des égards. Coupé du tumulte de la foule, A la merveille façonne néanmoins avec un visage très humain l’histoire de la déchéance depuis le Paradis. Les paradis perdus, motif central de la filmographie du cinéaste, rappelle beaucoup Le Nouveau Monde, dont on pourrait en tirer mille connexions. Le Paradis, donc, c’est “la merveille” du Mont St Michel, lieu entre Ciel et Terre, espace de recueillement et d’amour autarcique (le lieu est étrangement vidé de son flot de touristes). Pour être précis, il n’est pas le Paradis mais ce qui s’en approche le plus.
On se souvient de Pocahontas et Smith, couple interdit, incapables de se parler du fait d’idiomes différents et trouvant la symbiose dans leurs voix intérieures. L’indienne y parlait anglais, avant de l’apprendre en vrai quelques séquences plus tard. Le dialogue des deux amants se faisait par le geste, le mime. Ici, Jane (Rachel McAdams) et Marina (Olga Kurylenko) jouent une variation de leurs mondes, l’une en anglais, l’autre en français. Se greffera du russe, et de l’italien. Chacune pense, prie, espère, souffre, dans sa propre bulle. Le langage, par sa définition, n’a de sens que s’il est compris par autrui car il est un moyen de communication. Mais tels les bâtisseurs de Babel, l’échange est parasité. Devant le torrent d’amour que lui offrent les deux femmes, Neil (Ben Affleck) reste mutique ; jusqu’à en devenir peu sympathique tant il procure en retour plus de souffrances que de joies. En filigrane, il est possible d’y deviner l’incarnation peu glorieuse de Malick lui-même, marié trois fois et fugacement résident français dans les années 80. En se projetant en Neil, il exécute la catharsis de se libérer d’un amour idéalisé perdu à jamais, mais dont un sentiment de culpabilité perdure. Quand la relation se délite, plus rien n’a existé. C’est en tout cas ce que dit Jane lorsque Neil lui échappe : «C’est comme si tu n’avais jamais été réel ». L’amour est un songe dont il est douloureux de sortir.
Neil est un homme du doute, cartésien. Quand son amante lui demande de prier avec lui, il répond en voix off : « je n’avais pas la foi, tu le savais ». Il n’ose pas s’engager pour de bon, il laisse la femme qu’il chérit plus que tout repartir en Europe pour une histoire de visa. Il ne sait pas prononcer les mots qui réconfortent. Marina, elle, dit « je t’aime » en russe, elle le montre, le chante, le danse. Lui reste monolithique, maladroit mais sincèrement passionné. En somme, il incarne ce que nous, mâles, avons de pire : la croix de la lâcheté qui nous caractérise trop souvent. Cet ouvrier à la démarche pataude porte en lui une incapacité à trouver la légèreté, à s’élever vers les cieux. A la merveille scrute l’horizon des amours terrestres pour en trouver la dimension divine. En contraste, Malick s’interroge, par le biais du prêtre Quintana (Javier Bardem), sur la part d’amour terrestre présent dans la foi. Quintana pose mille questions, se fige dans son doute quand tout le monde se réjouit d’un mariage. C’est en allant à la rencontre de la communauté, en aidant des malades, en écoutant les jeunes, les vieux, les trisomiques, les prisonniers, qu’il saisit l’essence du message divin. “Quel est cet amour qui nous aime ?” résonne comme une phrase clé. L’amour globalisant coule dans les veines de « chaque homme, chaque femme » dit-il. Le réalisateur, malgré ce qui retentit comme un sermon, ne fait pas de prosélytisme. Il atteste que l’amour guide et détruit. Ses personnages aiment souvent le Christ, mais pas pour s’y réfugier. Au contraire, ils se libèrent de son emprise pour vivre. « Je veux être libre » scande un détenu demandant le Pardon au père Quintana. Et quand Jane parle de la perte de son enfant, elle raille les dires de son père qui expliquait que les textes sacrés la réconforteraient.
Le « style Malick » se radicalise à l’extrême pour enlever tout le superflu de la dramaturgie classique. Ce qui s’apparente à une panoplie pour les uns trahit en fait une cohérence toujours plus parfaite entre le fond et la forme. La musique et les voix off s’intercalent pour donner l’illusion de dialogue alors qu’en réalité, les êtres vivants ne communiquent pas assez entre eux. Quand le texan filme l’eau, il ne la capte pas en tant qu’élément, il la reçoit comme une force qui accomplit son influence. Pas de délire symbolisant avec l’environnement ici. Les bisons n’évoquent pas l’homme, ils sont là comme faisant partie d’un grand schéma darwinien. La seule « créature » capable de dialoguer avec ces éléments est Marina – comme Pocahontas avant elle. Olga Kurylenko joue en apparence une femme naïve, presque à l’excès, pour en fait noyer ses fêlures. Celles d’un premier mari parti, celles d’un amour mal partagé, celles, enfin, de l’éternelle émigrée qui cherche son chez soi. Évaporé dans un monde contemporain fait de métal et de carrelage, son monde lumineux s’écroule progressivement. Le processus n’est pas linéaire vers les ténèbres. Dès le début sa fille lui demande « pourquoi tu es triste maman ? » alors que lorsque tout va mal, Marina vit encore quelques moments délicieux. Et puis il y a cette petite fille, enjouée et perdue, qui influe sur la vie de Marina. Elle souhaite un confort familial, Marina croit lui offrir avec Neil. «Tu l’as appelée ma fille. Tu lui as appris le nom des fleurs sauvages » susurre la belle ukrainienne dans un français parfait. Mais la solitude de cette enfant anticipe ce qui adviendra avec le désamour. Elle rejette cette nouvelle vie, sans amis, sans repères. Quelque chose de très sombre se dégage de ce film. Par touches pointillistes, A la merveille distille des précipités à propos de la violence conjugale, du rejet social, du désir libidineux, de l’incapacité pour le confesseur de se confier à quelqu’un.
Dans ces interstices se dessine la veine la plus puissante de Malick. Le contraste est poussé au paroxysme. C’est une œuvre impressionniste, pas un film au sens narratif du terme. Le son contredit l’image, les beaux atours en contrejours voilent un désarroi toujours plus grand. Rien n’est définitif. « Il y a deux femmes en moi » déplore la belle Marina, une qui continue d’aimer follement, aérienne et dansante, l’autre « tirée vers la Terre », pesée par ses désillusions et ses rancœurs. Malick, c’est le cinéma de l’oxymore : le plus lumineux en surface, le plus torturé et sombre en substance. Jamais l’extase ne se dévoile. La grâce se caractérise par cet instant déjà passé, déjà regretté – illusoire donc –, provoquant la nostalgie. Les notes du début de la Symphonie des chants plaintifs d’Henryk Górecki illustrent la tristesse incroyable du film. La majorité du public rejettera l’élan, pas assez cynique pour son temps, trop frontal dans sa confession de solitude et d’espoirs gâchés. Les autres seront ravagés par le souffle dévastateur de cette histoire. Le film se referme sur des notes d’espoir du prêtre qui ne dit rien de plus compliqué que de protéger son âme, de la cacher quelque part (dans cette réplique où le Christ est partout) pour encore toucher une fois du doigt ce Paradis que l’on ne cesse de perdre.