Uwe Schmidt a rejoint l’écurie Raster-Noton sous le pseudonyme Atom™ (un alias qui pour une fois semble avoir un avenir dans le temps) en 2009. Il s’agissait d’une recrue assez étonnante pour le label allemand qui possède une identité très marquée et dont tous les albums se répondent entre eux. Olaf Bender et Frank Bretschneider, les fondateurs de Raster-Noton, se sont toujours assurés de la cohérence de l’ensemble, leurs propres projets Komet et Byetone (comme je l’expliquais ici) créant un socle sur lequel vient se greffer l’ADN d’Alva Noto, de Kangding Ray, d’Emptyset ou de Cyclo. Dans l’idée, sans même parler de Señor Coconut, Uwe Schmidt est bien trop polymorphe pour que l’on puisse l’imaginer se glisser dans la peau d’un label comme Raster-Noton (et encore, n’ayant écouté que 20% de sa production totale qui se répartit sous une cinquantaine d’alias, je suppose qu’il est responsable de mille autres folies). Ce choix paraissait étrange et l’on s’interrogeait sur le but recherché. Mais aussi surprenant que cela avait pu paraître, Liedgut et Winterreise, les deux premiers albums d’Uwe Schmidt pour Raster-Noton s’inscrivait parfaitement dans le positionnement artistique du label via une musique électronique exigeante, difficile d’accès mais magnifique, pleine de bleep, de vide et de surprises.
Néanmoins, on peut se demander aujourd’hui si la publication de ces deux albums ne servait pas avant tout à créer un lien et une histoire entre Atom™ et Raster-Noton, et à permettre aux gens d’associer les deux dans leur esprit, comme s’il y avait derrière tout ça un plan prévu de longue date. Car HD le nouvel album d’Atom™ est non seulement une anomalie au sein du catalogue du label, mais une anomalie qui se veut un nouvel étendard. Oui à mon avis ce n’est pas du tout anodin de publier un tel disque lorsqu’on est l’un des labels électroniques les plus pointus. Car si l’on devait décrire HD en quelques mots, on dirait qu’il s’agit d’une collision entre l’héritage Kraftwerk et le mainstream moderne, le tout constituant un album à charge contre des cibles aussi faciles que les grandes stars de la pop et MTV. Surprenant de la part de Raster-Noton ? Oui et non. Oui parce l’on pensait le label à mille lieux d’un positionnement de sa musique par rapport à celle d’autrui, non parce qu’au travers par exemple d’Alva Noto et de ses vidéos où il dénonce le règne des acronymes / logo et la manière dont le monde de l’entreprise cannibalise celui de la musique, on les savait déjà sujet à des actes de rebellions que l’on jugera selon pertinents ou puérils. Mais surtout, et c’est ce qui légitime la sortie de ce HD, il s’agit avant tout d’un album assez jouissif qui en dénonçant le mainstream y propose une alternative pas moins divertissante tout en restant qualitative. On pourra trouver le mélange déplacé, mais en prenant du recul, HD n’est qu’une étape assez naturelle dans le processus d’Uwe Schmidt.
Pour Uwe Schmidt, le mauvais goût n’est pas un sujet, et il n’existe pas de son et de style qu’on ne peut pas associer. On peut échouer à mélanger les genres, mais l’échec n’est jamais inscrit dans les gênes des genres en question. Pourtant ses expérimentations ne découlent pas d’une envie de réaliser les collages les plus improbables. Ce n’est pas le challenge ou la performance qui le motive, et je ne crois pas qu’il cherche à réussir les mélanges que tant d’autres ont ratés. Non ce qui guide ses projets, c’est le besoin de réaliser une musique qui va confirmer / démontrer ses visions théoriques. Aux yeux d’Uwe Schmidt, la musique est un tout et les notions de genres enferment inutilement l’artiste. Effectivement penser en termes de genre est bien commode, et relève d’une forme de paresse intellectuelle. Se cantonner à la musique électronique, c’est volontairement raccourcir son cheminement artistique pour en arriver plus facilement au bout. Lorsqu’en 1996, il quitte l’Allemagne pour le Chilie, ce n’est pas dans l’idée d’inclure d’autres éléments à sa musique et de s’ouvrir sur les musiques du monde, mais bien avec la volonté de détruire ses repères, de s’éloigner de la scène de Francfort pour ne plus être conditionné par son environnement.
Ce qui est paradoxal, c’est qu’Uwe Schmidt a beau chercher à couper les fils et à se réinventer – il reste l’un des musiciens au monde à avoir utilisé le plus d’alias –, ses influences allemandes servent toujours de base à sa musique, en mode chassez le naturel, il revient au galop. En gros ce que dit Uwe Schmidt, c’est qu’il ne faut jamais se fixer de barrières tout en oubliant jamais qui on est et d’où on vient. Quelle est alors la différence entre lui et n’importe quel DJ / producteur qui saupoudre sa musique d’influence d’ailleurs ? Je crois avant tout qu’Uwe Schmidt n’utilise pas ses nouvelles découvertes musicales comme des éléments de décorum ; ce n’est pas pour se démarquer ou pour faire original. Dans son projet Señor Coconut que l’on peut décrire comme de l’electro latino-allemande où les reprises de Kraftwerk en mode salsa ont la part belle, il ne se contente pas d’exposer le concept et lorsqu’il le déploie sur scène avec un vrai groupe latino de 7 personnes, ce n’est pas l’histoire d’un artiste electro qui veut donner du corps à ses live, mais bien d’un véritable groupe qui inclut des éléments électroniques. La preuve ? La présence sur scène d’un véritable Marimba, instrument qu’il aurait été pourtant aisé (et moins encombrant) de reproduire synthétiquement.
Dans ces conditions, Uwe Schmidt n’aime pas que l’on classifie sa musique et que l’on essaye d’y deviner des volontés, comme si l’idée de mélanger telle chose avec telle chose avait germé dans son crâne et ne s’était pas naturellement matérialisé sous ses doigts (comme tous les musiciens au fond). Au sujet de ses albums sur Raster-Noton, il n’aime pas que l’on dise que Liedgut traitait du romantisme, ou que Winterreise mélangeait Schubert et des sons 8 bits (pour ma part, j’avoue ne penser au premier, avec des titres comme Interferenz, que comme une variations sur bruits modernes, tandis que le second m’apparait plus comme une réinterprétation électronique de l’esthétique allemande où Schubert n’est qu’une brique parmi tant d’autres). De fait, l’on peut légitimement deviner qu’il détestera que l’on envisage ce Hd comme un manifeste à la fois dans le cadre de sa propre carrière et à la fois dans le développement de Raster-Noton.
Pourtant il est difficile de prendre l’album autrement tant les messages sont explicites : le titre Stop (Imperialist Pop) parle de lui-même, Empty renvoie au Empty Vie de Kurt Cobain et à la lettre jamais envoyé à MTV, et la version du My Generation des Who devient un anti-hymne dédié à cette génération de merde. Atom™ a beau mettre énormément d’humour dans son projet et à forcer volontairement le trait, HD reste néanmoins un album qui s’interroge sur la musique actuelle. Ce qu’Uwe Schmidt reproche à celle-ci, ce n’est pas tellement d’être commerciale, facile à consommer et vide ton sens, non ce qu’il reproche c’est que le système soit cadenassé et que l’espace public soit toujours occupé par les mêmes noms, les mêmes buzz. Le fait qu’il s’attaque à ce phénomène avec une chanson comme I love U (like I love my drum machine) qui est elle-même un tube qui pourrait passer en radio (alors que l’on sait pertinemment qu’il n’y passera jamais) souligne combien la situation actuelle est absurde. Faut-il alors lire dans cette attaque une frustration de la part d’Atom™ liée au fait que le système empêchera systématiquement sa musique de toucher un large public ? Evidemment que non. Il s’agit d’un combat purement théorique qu’à la limite il mène pour les autres. Car s’il recherchait le succès, Uwe Schmidt aurait le talent nécessaire pour exploiter la situation et lui aussi inonder (avec beaucoup de cynisme) le dancefloor. Or, sa discographie le prouve, il ne prête que peu d’attention à la réussite publique, il s’agit ici vraiment d’un combat de principe.
Le message de HD, c’est que l’histoire de la pop aurait pu se dérouler autrement et que nous avons encore les moyens d’inverser la tendance. Le succès de Kraftwerk aurait dû être le début d’une nouvelle ère et non un accident de parcours. Si tel avait été le cas, HD n’aurait pas été un album revanchard publié par un label électronique avant-gardiste, mais un bon disque de pop que tout le monde pourrait s’approprier. Et c’est pour ça qu’Atom™ s’attaque à la pop avec ses propres armes : Jamie Lidell qui se la joue Michael Jackson, les voix vocodées, les refrains faciles à mémoriser ; oui tout cela mais à la sauce Kraftwerk. Il se moque aussi de la vacuité des textes des stars contemporaines : « In the words of Martin Luther… (I have a dream)… now hear my drum computer ». Et cerise sur le gâteau de cette manière de retourner la médiocrité musicale contre elle-même : Jorge Gonzalez, star de la pop chilienne fait ici des backing vocal, joue de la guitare et de la basse.
Le résultat, c’est que malgré son concept et la restriction qu’il s’impose – à savoir offrir un album mainstream – Uwe Schmidt réalise quand même une œuvre très cohérente. Il joue au rebelle, non sans déplaisir et non sans croire au message de fond, tout en se moquant de lui-même. Pour lui, aussi rabâché que puisse être le message, cette question de la pop impérialiste est toujours d’actualité, l’avènement d’Internet n’ayant au final pas du tout explosé les barrières. Mais il ne s’agit pas d’un disque d’aigri. Uwe Schmidt aime simplement trop la pop pour ne pas s’inquiéter de son état actuel.
HD n’est surement pas le meilleur album publié par Raster-Noton et il suffit d’écouter le nouveau Justin Timberlake pour réaliser combien son discours tombe parfois à plat. Mais ce n’est pas un album qu’on écoute comme un plaisir coupable, mais un album où l’on culpabilise seulement à l’idée de tomber si facilement dans le piège de l’album contestataire. Il faut dire qu’il est souvent difficile de ne pas succomber : tout y est catchy et fun, tout en ayant un background sérieux et en étant bluffant techniquement parlant. En tout cas, ce qu’ Atom™ démontre sur ce qu’aurait pu être la musique d’aujourd’hui continue de donner un avant-goût de ce qu’elle sera peut-être demain, et en ça HD n’a pas fini de m’intriguer.
>> Références
– Interview with Atom™ sur Headphone Commute
– Critique sur Little White Earbuds