Carrières Modernes #8 : Les concerts de peinture de Mathias Duhamel
Mathias Duhamel est un artiste touche à tout qui, pendant longtemps, a eu une prédiction pour la musique : c’était pour lui la forme la plus spontanée, la plus naturelle. Mais malheureusement, parce que le talent n’est pas toujours à la hauteur de nos passions, et parce qu’il faut parfois savoir réaliser qu’on ne sera pas en mesure d’apporter quelque-chose à la musique, Duhamel a fini par lâcher les instruments. Néanmoins, le besoin de continuer la musique restait persistant chez lui, et c’est au travers de la peinture – une forme à travers laquelle il avait plus de facilité à s’exprimer – qu’il a cherché à devenir un meilleur musicien. Le pinceau à la main, il travaille depuis avec des groupes et des artistes avec lesquels il se produit au cours de concerts de peinture. Au fur et à mesure que la musique joue des descentes et des montées, il va en parallèle composer sa toile, faire coïncider les notes et les couleurs, les mouvements du son et la largeur des traits. Il travaille aux côtés de toute sorte d’instruments (et de musiciens) : violons (Ken Sugita), guitares (Pierre Durand), piano (Stefan Orins), xylophones (Sylvie Reynaert), accordéon (Sonia Rekis), orchestre de trombones et orchestres symphoniques… ; les moments les plus intéressants étant ceux où l’acoustique de la salle permet d’entendre le bruit des coups de pinceau venir se mélanger aux cordes et aux cuivres.
Un des éléments importants à prendre en compte dans ces concerts de peinture, c’est qu’il ne s’agit pas simplement de retranscrire la musique en peinture : ce n’est pas le musicien qui joue dans son coin, et le peintre qui fait ce qu’il peut pour le suivre, comme un scribe qui essayerait de prendre des notes lors d’une conférence. Il n’y a pas de hiérarchisation entre le musicien et le peintre, ce n’est pas d’abord la musique et ensuite la peinture. Pour qu’un concert de peinture fonctionne, il faut que les parties prenantes – qu’elles tiennent un violon, une guitare ou un pinceau – forment un groupe cohérent. De la même manière qu’un bassiste ne peut pas jouer sans dialoguer avec son batteur, le peintre ne peut pas composer sa toile s’il n’y a pas de complicité avec les autres membres du groupe. Il faut que le rythme, l’intensité et les ruptures de ton soient aussi au service de la peinture. Si l’échange est à sens unique, la démarche s’effondre et le peintre ne fait plus de la musique avec son pinceau. L’on assiste alors simplement à une juxtaposition de deux formes différentes d’art qui n’interagissent qu’aux bornes.
L’enjeu du concert de peinture est donc d’arriver à intégrer le peintre comme un musicien à part entière interdépendant des autres membres du groupe, et dont l’aspect visuel qu’il confère à la musique n’est pas un gadget. Or on connait la difficulté à ajouter une couche visuelle aux concerts. La musique électronique en fait par exemple souvent les frais : soit le support visuel est anecdotique (succession d’images clipesques ou d’écrans de veille Windows frôlant le ridicule), soit trop didactique (mise en forme visuelle des sons produits via des graphiques et des mouvements géométriques), soit il ne joue pas au même niveau et risque, en accaparant l’attention, de détourner l’auditeur d’une musique qui a seulement besoin qu’on ferme les yeux pour l’apprécier pleinement ; le vrai piège étant quand le visuel commence à raconter une histoire à la place de la musique, comme c’est le cas au cinéma. Une des raisons de cet échec est la différence de temporalité et de support : d’un côté il y a un groupe qui joue live, de l’autre des images enregistrées que l’on peut passer en boucle. Les deux ne peuvent alors pas communiquer entre eux. Lorsque le concert se termine, l’un meurt et n’aura vécu que dans l’instant, tandis que l’autre reste là, tranquillement conservé sur disque dur pour l’éternité.
Le lien entre musique et visuel fonctionne dès lors beaucoup mieux lorsque les deux jouent au même niveau, comme ça peut être le cas avec la danse ou les performances artistiques. Ca, Mathias Duhamel l’a bien compris, et chacun de ses concerts de peinture se conclut par un rituel : le tableau conçu tout au long du concert est à la fin de celui-ci recouvert de bandes blanches qui vont se coller sur la peinture, qui n’a pas eu le temps à sécher, et fusionner, scellant ainsi complètement la toile, la rendant ainsi invisible aux yeux de tous ceux qui n’étaient pas présents. Cela permet évidemment de rendre son unicité à l’œuvre et de la mettre sur le même plan que la musique live. Mais surtout, et c’est ce qui est passionnant, l’action de recouvrir l’œuvre et de masquer les couleurs est réalisée simultanément au dernier acte du concert, de manière à ce que la disparition de la peinture se fasse simultanément au rétablissement du silence. A la fin, c’est un retour à la situation initiale : le silence et la toile blanche.
Aujourd’hui, Mathias Duhamel donne bien des « concerts » ; et ce n’est pas un type qui peint sur scène pendant que d’autres jouent. Avant la prestation, il dresse dans sa tête un canevas de l’œuvre puis, une fois le show débuté, laisse l’improvisions faire le reste, en se remettant naturellement à ses intuitions mais aussi à celles des musiciens qui l’accompagnent. Théoriquement, Mathias Duhamel n’aurait jamais pu poursuivre sa carrière musicale, et pourtant le voilà à se produire plusieurs fois par mois sur scène. Un bel exemple des nouvelles formes de carrières qui peuvent s’ouvrir aux musiciens imaginatifs.
>> Photo d’illustration par Marc-Antoine Redien
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https://www.youtube.com/watch?v=_QwhXHzpUCo
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