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Daft Punk : l’universalité, pour le pire et pour le meilleur

Au sujet de Random Access Memories

Par Benjamin Fogel, le 21-05-2013
Musique
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* L’inégalité comme mode de fonctionnement *

Les trois premiers albums de Daft Punk suscitaient la même interrogation, celle de l’irrégularité, de l’incapacité à développer des concepts forts sur plus de trois, quatre chansons par disque, et Homework, Discovery & Human After All apparaissaient comme un entrelacement déstabilisant entre des morceaux intelligents, particulièrement jouissifs, à la production clinquante et aux micro-rebondissement nombreux, et des boucles, s’étalant sur quatre minutes, fondées simplement sur une idée / un sample qui auraient méritées d’être mieux exploitées, et non d’être balancées comme ça, comme on pose rapidement une pensée sur le papier de peur de la perdre. Discovery est à ce titre assez éloquent. D’un côté, il y a les tubes que l’on connaît (Harder Faster Better Stronger, Aerodynamic, Too Long…) proposant une apogée electro-dance, quintessence de ce que peut-être Daft Punk, à savoir un groupe qui peut réunir sur la même piste l’amateur éclairé de musique et celui qui n’y entend rien (et ce dans une suite logique de ce qu’avait été Around The World). On n’y parle pas d’une réunion entre les termes galvaudés « underground » et « mainstream », mais simplement d’une musique fédératrice qu’on peut utiliser comme machine à danser, comme un pur accessoire de divertissement, tout en ayant une histoire personnelle avec elle. Ce n’est pas tant que Daft Punk joue sur plusieurs tableaux comme peuvent le faire certains artistes aux chansons à la fois complexes et catchy, ou qui proposent différents niveaux de lecture (comme chez Ricardo Villalobos), mais plutôt que le duo semble n’avoir jamais catégorisé son public (et donc sa musique), comme s’il n’avait pas conscience que la musique était devenue tout sauf universelle. Ainsi il est probable que le duo n’ait jamais cherché ni à sonner commercial ni à se revendiquer d’une certaine crédibilité artistique. Ce n’est pas le genre à essayer de plaire au quidam et/ou l’afficionado. Je crois qu’ils se foutent des typologies de public, qu’ils ont, à tort ou à raison, une ambition de plaire à un niveau global, de rafler toute la mise, comme ça en claquant des doigts. Mais cette ambition reste une ambition de branleur, ou de types qui ont tellement confiance en eux qu’ils pensent que leur moindre gimmick, leur moindre pillage vaut de l’or. De l’autre côté, perdus entre deux éclairs de génie, Daft Punk enchaine ainsi souvent des titres racoleurs (Superheroes) ressemblant soit à des canevas de morceaux, soit se résumant à 5 secondes de musique que le groupe laisse tourner en roue libre, avec pour seul et unique évolution l’arrivée d’un beat supplémentaire ou d’un bleep un peu facile (Veridis Quo). Et encore ces derniers semblent être ajoutés parce qu’il le faut bien, parce que sinon ça se verrait que tout ça ne reste qu’une (et une seule) bonne idée de sampling. Mais s’il n’y avait pas cette crainte de l’escroquerie trop voyante, nul doute que Daft Punk se serait contenté de morceaux encore plus répétitifs (sans pour autant être hypnotiques). Du coup, il faut alors se faire une raison : il y a toujours eu deux types de chansons chez Daft Punk, celles irrésistibles et celles anecdotiques. Et ce qui différencie les deux est souvent minime : cela provient du sample originel – il est d’ailleurs toujours conseillé d’éviter d’écouter Little Anthony and the Imperials, Edwin Birdsong ou encore George Duke pour encore apprécier Discovery en toute sérénité –, et d’un engagement à un moment donné.

Cette bipolarité qui a animé les albums du groupe (la démonstration est encore plus flagrante sur Human After All) pourrait s’expliquer aisément, et il serait facile de dire que les Daft Punk s’appliquent à créer quatre, cinq tubes incroyables par albums et qu’ils meublent ensuite le reste de l’espace disponible par des chansons paresseuses, torchées en à peine une journée, à partir d’un son mis de côté antérieurement et qui n’aura pas réussi à trouver sa place dans une grande chanson. Mais affirmer cela, ce serait définir Daft Punk comme une machine à singles qui ne vise que la diffusion radio et qui se fiche bien du concept d’album, et d’œuvre en général. Ce serait les réduire à un simple projet commercial qui, malgré leur talent, ne vaudrait théoriquement pas mieux que Bob Sinclar et consort. Or, la cohérence d’univers et l’identité propre que porte en lui chacun de leurs albums prouvent combien Daft Punk conçoit au contraire chaque disque comme une étape capitale, comme un projet qui dépasse la question des hits qu’il contient. D’ailleurs lorsqu’à l’époque de Discovery, certains avaient avancé la théorie qu’ils n’étaient qu’un groupe à singles et que, sorti de ces derniers, le reste de leurs titres ne servaient que de bouche-trous, transformant ce qui aurait été des EP d’exceptions en albums décevants, faisant du groupe un énième traqueur de dollars, quelle avait été la réponse de Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo ? Leur réponse avait été Robot Rock, premier single d’un album – qui, de l’aveu du groupe lui-même, avait été composé en deux semaines – qui, se contentant de copier-coller l’intro du Release the Beast de Breakwater, se classait complètement dans la seconde catégorie, celle des titres indigents de Daft Punk. Avec du recul, le message était clair, Daft Punk nous disait : vous nous avez pris pour une machine à tubes ne roulant que pour l’or, mais nous, ce qui nous fait kiffer c’est juste de trouver LE son qui va se suffire à lui même, la boucle qui va pouvoir tourner à l’infini sans jamais perdre de son efficacité, et ce que vous appelez nos titres les plus faibles sont notre vraie raison d’être. Human After All, c’était l’album du malentendu, celui où Daft Punk disait « stop », où il voulait réaffirmer sa passion pour la boucle, montrer qu’il était animé par un concept et qu’il se foutait bien que les gens puissent prendre ses titres extrêmement répétitifs  pour de la branlette ou pour une arnaque. Le problème, et en ça les reproches des gens ont souvent été fondés, c’est qu’on nous a souvent survendu Daft Punk et qu’on a essayé de nous faire passer de simples exercices de style pour de l’or en barre, comme s’il fallait avoir une lecture uniforme des titres de Daft Punk, comme s’ils se devaient tous d’être des hits.

La cohérence d’univers et l’identité propre que porte en lui chacun de leurs albums prouvent combien Daft Punk conçoit au contraire chaque disque comme une étape capitale.

Du coup, Daft Punk génère encore aujourd’hui un malaise au sein duquel persiste le mystère. On attend toujours d’eux une succession de titres qui réunira le monde entier sur le dancefloor et, à chaque fois qu’une nouvelle chanson se lance, on angoisse en se demandant si l’on ne va pas simplement tomber sur un titre moyen, sympa sans plus, un peu vite-fait.  Ainsi notre rapport avec Daft Punk se construit forcément au travers d’un facteur déceptif inhérent : écouter Daft Punk (et apprécier Daft Punk) se fait toujours avec un sacré goût d’amertume dans la bouche ; parce que quoiqu’il advienne – et en se fichant bien de ce qui intéresse le groupe –, on trouvera toujours qu’ils auraient pu se fouler un peu plus, regrettant une fois encore qu’à la place d’un album entièrement jubilatoire, on se retrouve avec un disque bancal et inégal. Depuis le temps, personnellement, je m’étais fait une raison.

Crédits photo : Columbia / Sony Music

Crédits photo : Columbia / Sony Music

* La déception comme moteur *

Ainsi, de Daft Punk, je n’attendais plus rien d’autre qu’une fois de temps en temps un ou deux titres electronico-catchy. Ainsi je pensais ne jamais plus leur laisser l’occasion de me décevoir. Et puis, les infos sur Random Access Memories ont commencé à filtrer, et puis Get Lucky est sorti, et là comme un con j’y ai cru à nouveau. Get Lucky, c’est pour moi l’archétype du truc que le monde attend, la chanson qui fera kiffer tous les potes en soirée, le titre qu’on écoutera au soleil en buvant des caïpirinhas, le tout sans ressentir la moindre culpabilité. Car, Get Lucky ce n’est pas un plaisir coupable, ce n’est pas une chanson qu’on écoute en douce, c’est un titre qu’on balance à fond, un truc tellement universel que même la grand mère aura envie de danser dessus au mariage du petit cousin ; c’est la grande époque de Michael Jackson, la chanson (qui l’alcool aidant) peut mettre tout le monde d’accord. Bref quelque-chose qui, s’il ne fera pas avancer l’histoire de la musique, a le mérite d’assurer les fonctions primaires de celle-ci, et de générer un enthousiasme collectif, facteur qu’on a trop tendance a mépriser, alors qu’il est peut-être la plus belle des choses en musique.

Alors que Get Lucky annonçait déjà la nouvelle métamorphose de Daft Punk, il contenait néanmoins en lui l’ADN indélébile du groupe, laissant planer l’idée qu’in fine le duo possédait bien une personnalité capable de s’infiltrer partout. Le jour où le titre est apparu sur le net, j’ai fait le test avec des amis qui n’avaient pas encore eu le temps de l’écouter : en quelques secondes, tous ont reconnu Daft Punk. Alors qu’on entendait déjà que Daft Punk plagiait le disco-funk des années 70 sans rien proposer de nouveau, 100% des gens identifiaient néanmoins la pate du groupe en seulement quelques secondes, sans pouvoir réellement décrire celle-ci, mais en ne pouvant absolument pas l’occulter, comme si derrière les gimmick se cachait finalement bien une sensibilité mélodico-rythmique propre au duo.

Bref, je m’interrogeais. Random Access Memories, allait-il être notre meilleur espoir d’un jour danser tous ensemble ? Et alors, au moment de lancer RAM, j’avais tout oublié : j’avais oublié combien le groupe pouvait être inégal – et encore cette inégalité qui existait auparavant entre les différents titres se manifeste aujourd’hui au sein même des chansons –, j’avais oublié que je n’avais encore jamais écouté un album de Daft Punk sans que la déception soit le premier sentiment qui accompagne la découverte. La première écoute de l’album se révèle ainsi particulièrement difficile, voire pénible (tout en se révélant assez trompeuse) : il y a de la gène et de l’embarras, on n’arrive à peine à contenir un rire en entendant le piano de Within et les cordes de Beyond ; l’ensemble est mou, sans vie, anecdotique, laissant les jambes de l’auditeur indifférentes, mais lui filant un sale goût de Kool & The Gang et de mélodies cheap dans la bouche. On pense aux bals des années 70, aux génériques des séries télés des années 80, aux BO de jeux-vidéo des années 90 (le retour de l’effet Short Circuit), comme une rétrospective de l’histoire de ce qui nous apparaît aujourd’hui comme une kitcherie.

Mais surtout, il s’agit d’une forme de déception complètement différente de celle générée par un Human After All. Ici il ne s’agit plus de la frustration de se retrouver face à un album qui aurait pu être passionnant, mais qui par paresse, fumisterie, trop grande confiance en soi, ne contiendrait que trois, quatre grands titres et autant de charmantes arnaques. Non, Random Access Memories semble porter une ambition complètement différente et l’on sent derrière chaque titre l’implication, le travail et l’envie (Touch contient 250 pistes), et donc il ne s’agit plus d’une déception bienveillante, car nous ne sommes plus devant un numéro d’alchifumistes. Daft Punk est venu cette fois avec un esprit conquérant. Pour la première fois, le duo tourne à plein régime (il faut mettre en parallèle les cinq ans de travail pour RAM et les deux semaines pour Human After All) ; il n’y a plus d’excuse, plus de tape amicale dans le dos. Aussi à plusieurs moments du disque, on reste atterré devant certains points Nolan (le côté « je suis un perfectionniste qui s’attache au moindre détail, mais lorsque Marion Cotillard simule la mort comme une enfant de 5 ans, je me dis que ça passe ») : les cuivres sur Touch, les lyrics de The game of love, les passages eurodance, Julian Casablancas que le groupe traine comme un poids mort, ou encore le complètement anachronique Fragments of time.

Et pourtant, de par ses qualités comme par ses défauts, RAM intrigue. Déjà il y a les grands titres identifiés comme tel dès la première écoute (Giorgio by Moroder, l’excellent Doin’ it right avec Panda Bear d’Animal Collective…), mais surtout l’impression que tout cela ne peut pas être si simple, et qu’il y aura bien au travers soit de son concept, soit de ce qu’il dira sur notre époque, soit tout simplement de ses mélodies qui finiront malgré tout par nous grappiller des bouts de cerveau, quelque-chose à en retenir.

Photo Hedi Slimane

Photo Hedi Slimane

* Le futur, c’est hier, aujourd’hui et demain *

Daft Punk, ayant longtemps jonglé avec une image futuriste, s’est depuis longtemps fait rattraper par celle-ci. Alors qu’on attend toujours d’eux de réfléchir sur le son du futur, leur seule réponse ici est d’enregistrer Giorgio Moroder en train de décrire le son du futur quarante ans plus tôt. Et pourtant le groupe se défend de faire dans le retro-futurisme, ce qui est à mon avis une erreur car c’est justement dans le retro-futurisme que Random Access Memories puise sa force.

S’il fallait décrire RAM en une image, ce serait pour moi celle de Marty McFly jouant Johnny B. Goode de Chuck Berry en 1955 dans Retour vers le futur, ce moment où l’on revient dans le passé avec les connaissances de demain et où il est alors aisé de laisser bouche-bée son auditoire. Mais c’est une histoire qui ne fonctionne que dans le passé, et les seuls futurs probables que propose Random Access Memories sont aujourd’hui déjà révolus, comme dans un roman d’anticipation dont l’action se déroulait au XXème siècle. RAM devient alors un constat de notre impossibilité à concevoir la musique de demain autrement qu’en se replaçant dans un contexte passé : « Notre idée serait plutôt de créer des portails vers une sorte d’espace-temps original. Nous isolons des choses du passé, nous les tordons, nous manipulons ces flash-back pour fabriquer une fenêtre hors du temps » raconte le duo ; et, contrairement à ce qu’ils disent, ce n’est pas incompatible avec le retro-futurisme. Créer une dimension parallèle où le champ de recherche est encore possible, où l’on peut encore naïvement imaginer le futur comme la rencontre parfaite entre le touché humain et les apports robotiques, semble être la voix qu’a choisi Daft Punk pour continuer d’aller de l’avant.

Contrairement à l’hantologie ou à un mouvement comme la vaporwave qui travaille notamment à partir de génériques d’émissions d’époque, Daft Punk n’utilise jamais le passé pour en apprendre plus sur notre présent. Au contraire même, il s’agit plus d’un travail historique, de mise en lumière de la modernité du son de l’époque, comme s’ils voulaient démontrer que le futur c’était hier, et que la seule issue possible est d’éclairer les périodes passées sous un nouvel angle. Daft Punk plonge alors dans cette disco funk non seulement par hédonisme mais aussi par nostalgie. Néanmoins, ils ne se contentent jamais de bêtement raviver un passé révolu (à part peut-être sur Fragments of time) et démontrent l’apport de la technologie, aussi bien en termes de production que de sonorités, sans qu’à aucun moment celle-ci ne soit mise sur le devant de la scène. On a initialement cru que le projet de Daft Punk avec Random Access Memories était d’humaniser sa musique, de laisser les imperfections humaines lui donner du corps, bref de donner un vrai sens au titre de leur album de 2005, le tout via une pléthore d’invités de chair et de sang. Mais au contraire RAM soulève plus de questions sur la robotisation que sur l’humanisation, en essayant de démontrer que notre passé aurait été plus radieux avec l’apport de la technique.

Daft Punk a beau avoir le regard tourné vers le passé, il n’est pas passéiste pour autant, c’est plus qu’il recherche une forme d’universalité temporelle où les différentes périodes se nourrissent entre elles, pour le meilleur et pour le pire.

Derrière cette démarche, il y a évidemment l’envie de détruire les barrières entre passé, présent et futur, non pas en abatant les murs entre les époques et en recréant une grande fresque musicale où chaque son a ses origines et découle forcément d’un mouvement, mais en fusionnant tout ça comme si funk, disco, psychédélisme, électro et house avaient été inventés simultanément. Daft Punk ne cherche pas à rendre hommage à une époque (et encore moins à la plagier). Si Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo invitent Nile Rodgers, Paul Williams, Giorgio Moroder et Paul Jackson Jr, c’est moins parce qu’ils ont été des influences majeures que parce qu’ils pensent qu’ils ont toujours quelque-chose à dire. Le casting du disque est à ce sujet assez parlant : se préoccupant peu de la cohérence des univers, de la pyramide des âges et des chapelles, il est complètement à l’image du disque.

Daft Punk a beau avoir le regard tourné vers le passé, il n’est pas passéiste pour autant, c’est plus qu’il recherche une forme d’universalité temporelle où les différentes périodes se nourrissent entre elles, pour le meilleur et pour le pire, le terme « universalité » étant au cœur de la démarche. Et ce que ne dit pas RAM (notre incapacité à inventer un futur qui n’incorpore pas le passé) est peut-être encore plus important que ce que raconte les chansons.

Photos Maciek Kobielski

Photo Maciek Kobielski

* Fédérer pour mieux régner *

On disait, dans la première partie, qu’il y avait chez Daft Punk, au travers de ses meilleurs titres, une ambition de régner sans partage et sans diviser le monde, de proposer une musique les plus fédératrices qu’il soit, à la manière de Michael Jackson ou de Prince, et, à bien des égards, c’est exactement ce que propose Random Access Memories. Encore une fois la volonté d’universalité est totale. Daft Punk s’adresse à tous les publics, de tous les âges sans pour autant, à aucun moment, chercher quel est le plus grand dénominateur commun, mais en continuant de considérer la musique comme un pur divertissement tout en offrant une vraie réflexion autour de celle-ci – les interviews du duo sont d’ailleurs souvent très intéressantes, reflétant à la fois leur complémentarité et leurs différences en tant que musicien. Tout ça en soulevant (sans malheureusement y apporter de réponses) bon nombre de questions relatives à la musique actuelle : humains et/ou machines, explorations et/ou revival, plaisir immédiat et/ou conceptualisation, travail et/ou spontanéité.

Daft Punk se trouve dans une situation assez confortable pour occuper cette place, position légitimée par : un album qui aura marqué l’histoire de la musique (Homework) ; une présence acquise depuis longtemps sur le dancefloor ; une stratégie marketing qu’on a beaucoup décriée mais qui a toujours porté ses fruits ; et une aura, en partie liée au mystère et au port des casques, où l’image de l’artiste ne peut pas être réduit à celle d’une simple personne et où le mythe a encore une signification là où la démythification permanente est de mise. Du coup le duo est attendu au tournant bien au-delà de la question de la musique électronique, et ça tout le monde, sans pouvoir l’expliquer, en a pleinement conscience. Alors que la majorité des groupes se retrouvent souvent dans la situation suivante : avoir changé de style et être accusé de trahison, ou être resté au sein de son référentiel et s’être vu reprocher sa passivité et son incapacité à évoluer, Daft Punk est assez peu affecté par ce genre de jugement. La différence de genre entre  Human After All et Random Access Memories est colossale : l’on passe d’un l’album purement électronique, répétitif et refermé sur lui-même à un jukebox funk et sensuel, quasi dénué de samples, bien plus accessible, et pourtant personne ne s’en offusque ; on n’est pas plus surpris que ça et la déception générée par le disque provient de l’album lui-même et non du changement de style, comme s’il état acquis depuis toujours (depuis Discovery ?) que Daft Punk franchirait un jour la ligne et entrerait sur le ring les yeux rivés sur la ceinture d’or. Il y aura forcément un avant et un après RAM pour le groupe : Daft Punk n’appartient plus à ses fans, il appartient à tout le monde.

RAM, c’est le disque sur lequel on aura tous un avis, le disque que tout le monde aura écouté, comme si nous étions tous dans le cœur de cible ; en comparaison même le dernier David Bowie sera passé comme une comète pour le public. Là, même ceux qui ne connaissaient absolument pas le groupe ont pu en devenir des supporters ou des détracteurs en quelques jours (en mode « je suis fan de Daft Punk, j’ai découvert sur Facebook »). C’est un groupe qu’on s’approprie facilement, dont la discographie, tout en restant intéressante, s’assimile vite, si bien qu’il est rapidement facile de s’attacher ou de détester Daft Punk en connaissance de cause.

Aussi la question autour de RAM ne sera jamais de savoir si c’est une daube ou un chef d’œuvre, chacun étant de toute façon assez grand pour se faire son propre avis (même si ce n’est évidemment ni l’un ni l’autre), et l’intérêt du disque étant ailleurs, dans ce qu’il représente aujourd’hui, et dans sa promesse de pouvoir être partagé avec le plus grand nombre. Que ce soit sur les réseaux sociaux, avec ses amis, à la cantine (aka le restaurant d’entreprise) ou même en famille (je m’étonne presque que mon père ne m’ait pas encore demandé si je l’avais écouté), Daft Punk sera le sujet de discussion, là il n’y d’habitude que des sujets de société ou de politique. Daft Punk, c’est l’occasion de parler musique avec tout le monde et, sans le moindre cynisme, je trouve ça chouette de pouvoir, pour une fois, parler musique avec mes collègues de travail.

Du coup, on le voit bien, RAM porte en lui la nostalgie de ces albums universels que tout le monde connaissait / écoutait parce qu’au fond il n’existait que ça (ou en tout cas que la force marketing / médiatique couplée aux réseaux de distribution moins nombreux nous le faisait croire). Et derrière cela, on peut avoir l’impression que Daft Punk regrette cette époque où l’industrie cultuelle prenait les décisions à la place de l’auditeur. Mais la volonté d’hégémonie qui se cache derrière RAM (volonté qui va au-delà de la question financière, Daft Punk ayant de par sa notoriété de toute façon déjà dépassé ce stade) n’a pas la même signification que dans les années 70 et 80. Chercher à plaire à tout le monde (y compris à la critique) dans ce monde qui est complètement fragmenté et fonctionnant sur des opportunités culturelles quasiment infinies, a quelque-chose d’ambitieux. La recette magique n’existant plus, voir Daft Punk tenter quand même le coup, et se planter à plusieurs reprises, reste tout de même excitant.

* Le mauvais goût comme promesse artistique *

Pour arriver à ses fins et porter son projet d’universalité jusqu’au bout, Daft Punk est ainsi obligé de faire cohabiter sur son album les extrêmes : la hype et la plus grande beauferie. Si RAM avait été un album lisse, raffiné et de bon goût, il aurait explosé en vol. Il aurait été insipide, prétentieux, et peut-être même purement commercial. Mais là, tout est mixé ensemble : on sort les briquets presque aussi souvent qu’on monte sur le podium ; on enquille les beats un peu fous, comme on subit les synthés bien cheapos et l’ambiance génériques télé/radio ; les guitares, basses et batteries sont chromées et chauffées à blanc, et en même temps on est jamais à l’abri de voir débarquer une boucle faîte sur Fruity Loops. L’universalité inclue également ce qu’il y a de moins reluisant.

Aussi, une fois ce parti pris accepté, il est alors plus aisé de rentrer dans Random Access Memories et de se laisser aller à patauger gaiement dans ces chansons parfois un peu collantes, mais souvent plus enivrantes qu’elles n’en ont l’air, chacune pouvant prendre le relai, dès qu’on s’est lassé de la précédente. Et alors on constate que chaque chanson de l’album, qu’on l’aime ou qu’on ne la supporte pas, possède une personnalité très forte qui la rend automatiquement identifiable – il suffit d’ailleurs qu’une ou deux écoutes pour mémoriser la tracklist par cœur. RAM offre tout, parfois trop et mal, mais se répète assez peu, non seulement en son sein, mais qui plus est par rapport à l’ensemble de la discographie de Daft Punk dont rétrospectivement chaque album aura vraiment été porté par son propre concept.

Tous les facteurs sont ainsi présents pour déboucher sur un album décousu et incohérent : les chansons évoluent parfois dans des sphères complètements différentes (Motherboard, Beyond…) ; les incursions inopinées d’une certaine forme de beauferie sont à même de casser la dynamique ; et enfin les nombreux featurings et les changements de voix annihilent toute possibilité de continuité directe. Et pourtant, RAM en tant qu’œuvre offre une belle cohérence qui n’a rien à envier aux précédents albums et qui, se jouant habilement des pièges, évite le patchwork malheureux à laquelle on l’imaginait promise, et nous propose un album de funk retrofuturiste où l’on peut régulièrement entrevoir en grattant le vernis une forme de mélancolie humaine qu’on cache sous des effets robotiques ; comme si la joie que procure l’album n’existait bien que dans le passé, et qu’à certains moments mêmes les protagonistes de l’album étaient bien obligés d’en faire le constat.

Au final, on se dit que malgré ses loupés et ses imperfections, RAM est un album qui a du charme et avec lequel chacun pourra développer sa propre histoire (presque un tour de force pour un album aux ambitions si universelles). Ni daube ni chef d’œuvre, il fait « sens » dans la discographie de Daft Punk et est indéniablement le travail d’un groupe qui sait où il va. Dans ces conditions, il paraît logique de le mettre au même niveau que ses prédécesseurs, et ce d’autant plus facilement si l’on accepte l’irrégularité d’un groupe comme une composante inhérente à sa nature.