Pharmakon, remède et poison
A propos de l'album Abandon publié chez Sacred Bones
Margaret Chardiet aka Pharmakon est née en 1991 et est originaire du Queens où elle a grandi au sein d’une famille se revendiquant du mouvement punk (son père était guitariste, sa mère peintre…). A 17 ans, elle quitte le foyer familial pour s’installer dans le quartier de Far Rockaway (toujours dans le Queens à New York), quartier un peu délabré où personne ne souhaite s’installer, où les loyers sont bas et où elle emménage avec une bonne partie de sa bande de pote. Cette maison deviendra rapidement l’antre du Red Light District, un collectif centré sur les musiques extrêmes de la sphère électronique. A la tête du mouvement, outre Chardiet, on retrouve aussi Frank Ludovico, membre du trio Yellow Tears. Le groupe transforme la maison en une sorte de squat d’artistes au sein duquel on rentre comme dans un clan. Ce n’est ni une communauté hippie, ni un cercle fermé, c’est juste un regroupement de personnes soudées qui fonctionnent au collectif. Entre 2009 et 2012, le Red Light District se met à organiser annuellement le Burning Fleshtival, un festival où se côtoient chaque année une vingtaine de groupes et de DJs, souvent affiliés à la musique noise et expérimentale (y auront joué par exemple Teeny Bopper et Goldeater). Margaret Chardiet se construit alors artistiquement parlant. Tout tourne autour du Red Light District et de sa scène, comme si le monde réel comme virtuel n’existait pas en dehors de Far Rockaway. Les premières œuvres de Pharmakon sortent en CD-R et sur cassette. Elles sont vendues ou données aux concerts, sans jamais imaginer que cela puisse devenir plus, sans jamais penser que le projet puisse être soutenu par un label de l’importance de Sacred Bones. Très tôt Chardiet développe une méfiance à l’égard de sa génération. Elle ne veut pas entendre parler des réseaux sociaux qui empêchent les gens de ressentir les choses et les placent dans une démarche où chaque émotion, chaque découverte sera influencée / impactée par ce qu’en pense son réseau. Elle prône un rapport à l’art direct et ne tolère pas les mecs qui passent les concerts le téléphone à la main à filmer les événements comme si c’était leur seule chance de pouvoir les revivre un jour.
Compte-tenu de son alias – Pharmakon –, on pense à Derrida analysant le discours de Platon entre Thot le Dieu égyptien et le Roi d’Egypte où le premier présente l’invention de l’écriture comme une avancée qui sera un remède aux déficiences de la mémoire humaine tandis que le second au contraire démontre qu’elle mènera l’homme en sa perte en supprimant la nécessité d’avoir recours à celle-ci. Le pharmakon pour Derrira est cette matière visqueuse à double tranchant. Margaret Chardiet porte le même regard sur les réseaux sociaux, symbole de la communication d’aujourd’hui : à force de partager ses avis, on finit par ne plus être capable de se forger le sien. Difficile de traduire le pharmakon, et encore plus de l’expliciter en quelques lignes, mais, une fois n’est pas coutume, ce concept du remède qui est aussi un poison, de cette teinte qui peut être à la fois claire et foncée, éclaire de manière pertinente le travail de Margaret Chardiet.
Le parcours de Margaret Chardiet aurait pu se poursuivre ainsi au sein de sa communauté, mais la vie l’a rattrapée. Sans que les raisons soient explicites (une séparation ? assurément quelque-chose dont elle ne souhaite pas parler en tout cas), 2012 marque une rupture dans sa vie et l’oblige à se remettre en question. Qui plus est, en Octobre 2012, l’ouragan Sandy s’abat sur New York et prive Far Rockaway de métro pour une durée indéterminée, coupant ainsi le flux de public qui alimentait le Red Light District et poussant ses membres à potentiellement se tourner vers d’autres projets.
En 2013, Margaret Chardiet sort donc Abandon, le premier vrai album de Pharmakon – presque un EP puisqu’il contient 4 titres de durée modeste, gonflé par une plage apocalyptique située en piste 99 – sur le label Sacred Bones (bien connu pour publier Zola Jesus, Moon Duo, The Men, Pop 1280 ou encore Cult Of Youth). Elle est à un tournant de sa vie et à des choses à extérioriser aussi bien d’un point de vue psychique que physique, et la musique va jouer le rôle d’exutoire. Sur scène, elle donne tout, elle s’implique énormément émotionnellement parlant et cela se ressent sur le disque. Mais c’est un jeu dangereux, où elle s’enferme parfois dans la douleur qu’elle voudrait justement évacuer. La musique est le pharmakon de Margaret Chardiet : une œuvre qu’elle a enfantée, qui est maintenant indépendante et qui lui veut à la fois du bien et du mal. Elle veut que chacun s’interroge en son sein dessus, que chacun trouve les réponses en soi. Elle veut en faire tout sauf une oeuvre d’aujourd’hui dont on parlera sur Twitter.
A la perte de stabilité, Pharmakon répond par Milkweed/It Hangs Heavy et Abandon s’ouvre ainsi sur un cri comme certains disques s’ouvrent sur une sirène hurlante. C’est une alarme, non pas un cri de guerre, mais une déclaration d’intention du subconscient qui s’apprête à cracher ses ressentis. Ce cri a un impact important sur l’écoute, et définit presque celle-ci. On dirait un hurlement de souffrance en provenance d’un film d’horreur. Tout au long de l’album, Margaret Chardiet susurre des choses, transmet sa tristesse : plus que l’extérioriser, elle la communique. La seule chose qui protège l’auditeur de celle-ci c’est le mur du son noisy. Et ce qu’il reste c’est un sentiment de malaise, de pitié presque. L’auditeur se retrouve dans une position de voyeur. Il observe Margaret Chardiet se débattre avec ses malheurs, comme il observerait un animal en cage ; et cette cage, c’est le son, c’est le bruit, ce bruit qui filtre, ce bruit qui masque les cris. Il observe à travers une vitre ; c’est tout proche, mais ça ne peut pas l’atteindre. Elle cherche à extérioriser un truc, à cracher des sentiments, mais c’est un exutoire à sens unique.
Au départ, on écoute l’album comme on regarderait une série Z : on s’attend à voir l’hémoglobine gicler et à rigoler de nos fausses peurs. Ça nous rappelle ces films d’horreur qu’on regardait enfant avec les copains, persuadés au début qu’on était là pour se marrer, qu’on ne tomberait pas dans les pièges, mais qui au final arrivaient à nous absorber par leurs ambiances, leur passion, et, malgré leur manque de moyen, à vraiment nous faire flipper. Et c’est exactement de ça qu’il s’agit ici. Au départ, on craint que Margaret Chardiet en fasse trop, que ses hurlements finissent par passer pour une posture et que malheureusement on ne manquera pas de faire des rapprochements avec des groupes affiliés musiques extrêmes mais dont les complaintes sont presque risibles, et que Pharmakon se limitera alors à la transposition noise d’un mauvais groupe de black métal. Il n’en est jamais rien et c’est la grande force du disque. Chardiet s’engage tout entière dans les morceaux, et il y a ici une sincérité qui fait qu’on ne doute jamais. Pharmakon met mal à l’aise. Pharmakon fait peur. Pharmakon inquiète. Le rythme devient un battement de cœur, la batterie tape comme une matraque sur un barreau de prison, ça crisse dans les oreilles et ça compresse la poitrine. Il y a peut-être quelques moments où Chardiet tombe dans la surenchère, mais c’est le prix à payer quand on se met à nue.
La douleur n’est pas que psychique, et ne provient pas que des mots et des plaintes, elle est aussi physique. Elle s’exprime par les titres des chansons (Ache, Crawling On Bruised Knees) et se matérialise dans ce drone-noise qui demande une grande implication physique de la part de l’auditeur ; si on observe Pharmakon derrière un miroir, ça ne veut pas dire qu’on est à l’abri. Le titre bonus situé à la piste 99 peut même s’avérer particulièrement éprouvant. Les cris deviennent drone, la batterie offre des repères, mais c’est souvent un déluge sonore qui reprend le pas. Là aussi on retrouve peut-être du concept du pharmakon, dans ce lien entre le psychique et le physique.
C’est une musique qui ne s’écoute pas passivement. Elle est pleine de ruptures, elle cherche toujours à acculer l’auditeur dans ses retranchements, et en même temps, cela reste un spectacle où on se focalise plus sur le son que sur la souffrance de la voix. Un plaisir presque coupable parfois, où, toujours, dans la position d’un voyeur, on observe Chardiet lutter sans intervenir. On est toujours dans un rôle de spectateur actif, mais de spectateur tout de même. Une des raisons à cela est que Abandon n’est pas du tout un album instinctif qui cracherait sa rage et embarquerait l’auditeur avec lui. Non, contrairement aux apparences (ce que le subconscient ressent très bien), Abandon est un album extrêmement travaillé, où les drones n’ont pas été livrés à eux-mêmes, où très peu de place a été laissée au hasard. La machine instrumentale n’a jamais tourné en roue libre au gré de ses envies. Alors Pharmakon, c’est ça pour moi : un mélange entre des émotions exacerbées et des bruits affinés, travaillés avec les tripes ; et le résultat est souvent passionnant. Pharmakon, ce n’est pas une messe noire ou des incantations, c’est une mise en scène de la douleur. Les cris de Margaret Chardiet ne pallient pas une incapacité à chanter, non là encore ce n’est pas de la posture, et sur Pitted – dont l’ambiance peut rappeler Dead Can Dance – on réalise au contraire que sa voix peut être somptueuse, et que les cris précédents se sont juste imposés d’eux-mêmes.
La publication de Pharmakon chez Sacred Bones a un impact positif sur l’ensemble du label. J’ai souvent, par le passé, reproché une certaine tiédeur à Sacred Bones. Même si j’aime un bon paquet de groupes de leur catalogue (Pop 1280, Moon Duo, Zola Jesus…), j’ai toujours trouvé que le positionnement n’était pas assez radical, qu’il y avait souvent un côté noise pour les gens qui n’écoutent pas de noise, psyché pour les gens qui n’écoutent pas de psyché, etc (et je réalise aujourd’hui combien c’était injuste de penser ça). Non seulement le son de Pharmakon est cohérent avec l’identité du label, mais surtout il le crédibilise dans son projet de publier des musiques extrêmes qui savent rester généreuses et qui créent des liens forts avec le public.
Abrasif, étouffant, et très précis dans sa proposition artistique, Pharmakon, du haut des 22 ans de son auteure, offre en seulement 4 titres (+ 1 titre bonus) une vision intéressante de la musique comme exutoire, et surtout un album de noise-drone décharné qui ne fait jamais dans le remplissage.