MICHAEL KOHLHAAS : visages burinés
Sortie le 14 août 2013. Durée : 2h 02min
Le visage impassible de Mads Mikkelsen est l’une plus belles choses que le cinéma d’aujourd’hui a à nous offrir. Car derrière la stature droite du comédien danois se dissimule une humanité et une puissance d’incarnation que peu d’acteurs ont. C’est une belle idée de la part d’Arnaud de Pallières d’avoir offert le rôle de Michael Kohlhass à Mikkelsen. Le héros jadis créé sous la plume de Heinrich von Kleist est un modèle de droiture qui vire à l’obsession. Celle d’un éleveur de chevaux respectueux des règles en vigueur, honnête et croyant, mais qui, à cause d’une injustice, pousse sa morale jusqu’à l’absurde. En l’occurrence, son seigneur maltraite deux de ses bêtes. Il demande réparation, voit que la justice ne l’aidera pas et décide de lever une armée. Il met son pays à feu et à sang, se sent dans son bon droit. L’ambivalence, c’est d’adhérer au comportement de Kohlhaas tout en sentant qu’il court à sa perte. Faire porter un si lourd fardeau avait donc besoin de la carrure de Mikklesen.
Kohlhaas revêt alors des habits encore plus humains. Avec son accent à couper au couteau (mais délicieux), l’acteur cisèle chaque ponctuation comme si sa vie en dépendait. Tout le film manie le verbe et ses sonorités avec la même élégance : accent germanique de Bruno Ganz, tonalité hispanique chez Sergi López, rondeurinquiétante de Jacques Nolot ou logorrhée solennelle chez Denis Lavant. De Pallières le dit lui même : il aime les accents. Ils donnent des couleurs uniques au film, ils le décrochent de son vernis « film d’époque ». Il en va de même pour les paysages, personnage à part entière. Ils sont à la fois majestueux et terrifiants. Les Cévennes ne furent jamais aussi bien filmées. De Pallières offre en plus une des plus belles images jamais vue en numérique, agrémentée d’une intelligence de mise en scène subtile. L’agueil souffle, la brume se lève. De nulle part surgissent des chevaliers moyenâgeux ou des mercenaires dont on ne sait rien de leurs motivations. Quand Kohlhass fuit, il se cache dans le brouillard. Ses cheveux grisonnants et sa carapace de cuir sont bien peu de choses face aux brouhaha du vent, face au claquement des roues sur les pavés, face à la fureur d’un seigneur.
Contrairement aux précédents films du cinéaste, Michael Kohlhass est peu bavard. Il manie l’absence de paroles pour inonder d’ambiances pleines de sens. Seule l’arrivée du prêtre incarné par Denis Lavant brise le relatif mutisme. C’est de là que vient l’ampleur d’une histoire qui paraît, dans un premier temps, bien anecdotique : en laissant les âmes se frotter les unes aux autres, De Pallières laisse la tragédie humaine prendre corps. Il n’y a qu’à voir comment il traite les petits rôles. Il va souvent chercher de grands acteurs et leurs offrent une ou deux lignes de dialogue. Chaque mot décuple le sens. Quand Sergi López traverse le pays pour rencontrer Kohlhaas et qu’il essuie un refus de la part d’un des généraux, il faut voir comment cette masse imposante s’affaisse. Un espoir immense s’écroule. En une demande réitérée, c’est tout une vie qui se joue. Alors, une émotion simple, sans fioriture, nous assaille.
Le film a l’air sage si l’on ne s’y plonge pas. Il est en fait terrifiant et bien plus épique que lorsque les productions décuplent des moyens pyrotechniques pour du simple apparat. Ici, rien n’est superflu. Tout prend corps sur des visages burinés par la vie.