ALGUNAS CHICAS : hors la vie
Présenté au festival de Venise (sélection Orizzonti) le 29 août 2013. Durée : 1h44min.
De Natalia Garagiola à Milagros Mumenthaler, le cinéma féministe argentin semble se porter mieux que bien et avoir de beaux jours devant lui. Écrit et réalisé par un homme — Santiago Palavecino, auteur du prometteur La vida nueva —, Algunas Chicas s’inscrit puissamment dans cette veine, et pas seulement parce qu’il passe sans mal l’épreuve du Bechdel test. Il montre des femmes prenant leur destin en main, n’ayant nul besoin de référents masculins pour se construire ou se déconstruire. Les hommes sont quasiment absents de l’équation du film, non parce qu’ils sont méprisés ou rejetés, mais bien parce que l’évolution des quatre protagonistes principales ne passe pas par eux, en tout cas dans l’intervalle de temps auquel se consacre le cinéaste.
Chirurgienne aux portes de la quarantaine, Celina, l’héroïne, débarque un jour de Buenos Aires pour rendre visite à un couple d’amis, installé à la campagne pour y couler des jours prétendument heureux. Chacun a des choses à cacher : en réalité, Celina fuit sans le dire un mariage auquel elle vient de dire stop après dix années de vie commune, tandis que ses hôtes vivent avec le poids de la tentative de suicide de Paula, la fille de la maison, jeune femme torturée qui vit quasiment recluse dans sa chambre. La troublante introduction mise à part — on y reviendra —, la mise en place se situe quelque part entre le vaudeville et le thriller, comme un Chabrol dépouillé de son enveloppe perverse. Mais Celina finit par rencontrer Paula après avoir croisé Maria et Nené, l’une terre-à-terre et l’autre mystique, et c’est un quatuor féminin qui se construit, se met en branle, et va cohabiter entre désœuvrement et petites expériences souvent liées aux rêves ou à la mort.
Il y a bien quelques secrets vaguement dissimulés chez ces quelques filles (algunas chicas), mais ils ne sont en aucun cas les murs porteurs du beau scénario brodé en solitaire par Santiago Palavecino. Comme La vida nueva mais en plus étoffé, l’auteur développe chez ses personnages un rapport à la nature et à la solitude qui leur permet d’avancer individuellement tout en étant parfois terrassés par des crises de panique existentielle que la solitude physique et psychique ne fait que renforcer. Se dessinait dans les traits des héros du premier film de Palavecino — Martina Gusman et l’écrivain Alan Pauls, rien que ça —, une inquiétude tenace et somptueuse. C’est également le cas : bien qu’elles partagent des moments d’apparente quiétude, les héroïnes se rongent les sangs en permanence, hantées par des problèmes personnels qu’on n’abordera pas toujours dans les détails, par des pulsions suicidaires qui n’ont nul besoin d’être justifiées, par des rêves qui perturbent plus qu’ils ne rassurent. Il y a dans Algunas Chicas cette façon d’ancrer le mystique dans le réel jusqu’à désarçonner les plus cartésiens d’entre nous : incarnée par une Ailín Salas déjà fabuleuse dans Trois Sœurs, la troublante Nené semble posséder le don de pouvoir visualiser les rêves de ses proches. Stupéfiante séquence dans laquelle elle décrit en détails le rêve fait par Paula un peu plus tôt jusqu’à provoquer chez son amie l’impression d’avoir vu son intimité tout à coup violée.
Nené est sans doute le personnage le plus fascinant du film. Elle semble en savoir plus que les autres sur ce qui se produit dans l’instant présent et sur ce qu’il adviendra ensuite. Palavecino retranscrit intuitions et réminiscences au gré de séquences parfois très courtes dans lesquelles il insère une poignée d’images quasi subliminales, mini flashforwards qui rendent plus palpables encore les dons télépathiques de la jeune femme. Comme chez Milagros Mumenthaler, Ailín Salas s’acquitte à merveille du rôle le plus mutique de l’histoire, son regard noir profond et ses silences pleins de sens la plaçant quelque part entre nous et l’écran, comme hors la vie, spectatrice accablée d’existences dont elle ne connaît que trop bien les issues tragiques. Le magnétisme du film lui doit beaucoup, tout comme le refus absolu de l’auteur de psychanalyser ses personnages pour connaître les raisons profondes de leur détresse. En filigrane mais avec ardeur, Algunas Chicas revendique haut et fort le droit d’aller mal, purement et simplement, et le droit de ne pas avoir envie ou besoin de mettre des mots sur cette douleur.
Simple dans sa trame mais complexe dans ses intentions, le film ne patine pourtant jamais. Il multiplie au contraire les élans lyriques et tragiques dans un tourbillon de beauté naturaliste qui ne se veut jamais péremptoire. Séances de piscine rigolardes et mini partie de chasse sur cible inanimée — on est ici chez les bourgeois, et uniquement chez eux, mais difficile de le reprocher au cinéaste — : les activités se suivent, se ressemblent parfois, occupant l’emploi du temps de nos jeunes femmes mais pas leur esprit. Un voile triste pèse sur les épaules héroïnes comme il pesait déjà sur celles du stupéfiant court Yeguas y cotorras : on a l’impression que la fin du monde approche et qu’il n’y a rien à faire contre ça. La conclusion, terrible et inoubliable, vient sceller le destin de ce grand film, de loin le meilleur que le cinéma argentin nous ait donné en 2013, confirmation du talent ahurissant de Santiago Palavecino, époustouflant metteur en images de la détresse humaine.