Colin Stetson, c’est une histoire de souffle, non pas un truc qui te soulève et t’emporte, mais un vent qui s’infiltre par tous tes orifices et qui te râpe l’intérieur, qui te met à nu la face cachée de la chair. Colin Stetson, c’est ce type, ce géant, cette statue qui, les pieds puissamment crantés dans le sol, devient vent. C’est un chrone, c’est Caracole qui jongle dans les airs, non pas avec des balles, mais avec son propre corps. L’air circule en lui, immense, noble, frais, dangereux. Son saxophone-basse, sa technique de souffle continu qu’il a encore améliorée sur ce troisième (et dernier) volume de sa trilogie New History Warfare, cette respiration circulaire qui nargue les silences et les temps de pause, comme s’il n’y avait justement plus besoin de prendre des « respirations », tout cela confère à la musique de Colin Stetson une tension dramatique pleine de corps. Qui plus est, il continue de placer des micros tout le long de son saxo pour en capter toutes les nuances du son, mais aussi pour enregistrer toutes les interactions, tous les cliquetis. Il en ressort à nouveau un sentiment de fusion totale entre l’homme et l’instrument.
Colin Stetson ne limite pas son instrument à sa fonction première (celle de cuivre) et pose la question d’où commence et ou se termine l’interaction entre l’homme et l’objet. Le travail en studio et l’histoire de la production ont souvent eu pour but de gommer ce qui était perçu comme des sons parasites : le bruit de la main qui se pose sur l’instrument, le touché des doigts, la respiration de l’homme… Tous ces sons qui ne sont pas censés appartenir à l’instrument, tous ces sons que l’on cache, ils sont en réalité la trace de l’homme, cette composante de la musique dont seule la voix, en tant qu’instrument, est tolérée et dont toutes les autres manifestations sont considérées comme du surplus, comme des outils qu’on aurait laissé trainer au beau milieu de l’appartement nouvellement refait ; effacer les traces de l’homme, les noyer sous la puissance du son, faire comme si la musique s’auto-générait, comme s’il la présence humaine était l’artifice qu’on ne veut pas voir. La force de la proposition artistique de Stetson est celle-ci : tout fait partie de la musique – il s’inscrit ainsi dans la droite lignée de Brian Eno. On a l’habitude des guitaristes qui aiment à laisser entendre le bruit des cordes qu’ils grattent ou qui utilisent le coffre de leur guitare comme un tambour, mais il y a souvent quelque-chose de ludique chez eux, un côté one-man band. Ce n’est pas du tout ça chez Stetson, je ne crois pas qu’il cherche à montrer tout ce qu’on peut faire en solo – il n’est pas dans la démonstration –, mais plus qu’il a un besoin viscéral d’être seul face à son instrument et de tirer le meilleur de l’instrument mais aussi de lui-même.
Il y un côté dépassement de soi qui va au-delà du fait de poser ses chansons sur la bande. Chaque enregistrement, réalisé en prise live et d’un trait, témoigne de cette volonté de s’arracher les tripes sur chaque titre et d’aller au-delà de ses propres limites. Colin Stetson ne cherche pas à prouver des choses aux auditeurs (encore une fois il pourrait être techniquement parlant beaucoup plus démonstratif), il ne cherche qu’à prouver des choses à lui-même dans une pure logique de dépassement de soi. Sur scène ou sur disque, on a pu le voir aux côtés d’Arcade Fire, TV on the Radio, Tom Waits, Timber Timbre, Feist et bien sûr Bon Iver. Et lorsque je dis « voir », c’est parfois plus « entrapercevoir » tant il sait se faire discret, se mettant au service des autres, ne cherchant pas la mise en avant, et agissant toujours comme un musicien de studio professionnel qui sait mettre sa technicité au placard et ne cherche jamais à faire le malin lorsqu’il joue pour autrui. Et alors, qu’il est ici seul, au cœur du sujet, et que toute sa technique irrigue l’album, il ne fait pas pour autant son intéressant. Il avance doucement, presque sereinement, franchissant les paliers un à un. New History Warfare Vol. 3: To See More Light est ainsi un nouveau témoignage d’heures et d’heures de travail, et la trilogie apparaît comme une succession de records personnels battus, chaque album lui faisant atteindre un nouveau niveau dans sa quête du souffle continu illimité. Ici, non seulement il accroit encore sa puissance, mais en plus il arrive à émettre, tout en continuant d’alimenter son saxo, un chant qui vient de la gorge, un chant qu’on peut à peine nommer comme ça, un cri plaintif mais incroyablement humain, un truc qui vient de l’intérieur (ou plutôt dont on ne sait pas vraiment d’où il vient), mais qui peut être aussi poignant que celui de Thom Yorke. Et la production et le mix de Ben Frost mettent tout ça en valeur, en donnant l’impression d’écouter quelque-chose de brut, d’intense, tout en étant plein de complexité et de détails.
De par son concept, de par sa performance, Colin Stetson peut parler à une sphère assez large, et sa musique, aussi expérimentale soit-elle, attire facilement les curieux. Et du coup on a l’impression que s’il reste difficile d’accès, New History Warfare Vol. 3: To See More Light n’en est pas moins un album qui pourrait toucher un public important – il est notamment loin d’évoluer dans une niche renfermée sur elle-même, et chaque titre peut s’acoquiner aussi bien avec le jazz, le métal, le drone que l’ensemble de la sphère expérimentale. Le fait que le disque s’ouvre sur la voix de Justin Vernon n’est pas non plus étranger à cette sensation : Colin Stetson nous fait entrer dans New History Warfare Vol. 3: To See More Light sans nous brusquer, avec l’idée de nous entrainer par étape dans son univers. Ce que j’aime chez lui, c’est cette modestie, cette absence totale d’arrogance. Il n’a pas de fierté à réaliser une musique ardue. Il ne semble jamais se dire que tous ces cons qui se sont retrouvés à écouter son disque parce que Bon Iver chantait dessus allaient en prendre plein la gueule. Au contraire, la présence de Bon Iver est une main tendue. Ce n’est pas un piège. C’est vraiment un moyen de faire connaissance. Sur un titre comme Who The Waves Are Roaring For (Hunted II) où les voix de Stetson et de Vernon entament un dialogue sans que l’on sache si elles communiquent entre elles, ou s’il s’agit d’un dialogue de sourd, la seconde semble être là pour apaiser la folie de la première.
Sur Brute la chanson où Justin Vernon abandonne son chant traditionnel pour une prestation d’obédience black metal – lors de ma première écoute, sachant que Vernon apparaissait sur quatre titres de l’album, j’ai cherché en vain le quatrième, n’imaginant pas une seconde qu’il puisse s’agir de sa voix sur Brute –, on se demande si cette jolie voix, ce geste vers l’autre, ne s’est pas laissée happer par la tornade du souffle. Je ne sais pas par quel procédé Vernon s’est retrouvé à gueuler ainsi – était-ce une idée de Stetson, l’avaient-ils anticipé ? Mais j’aime à penser que rien n’était planifié et que celui qui était censé apaiser le son s’est retrouvé kidnappé par lui, et qu’alors contemplant la montagne Stetson, il n’a eu d’autres solutions que de lui aussi se mettre en danger.
La présence de Vernon et les deux manières de chanter qu’il propose soulignent ce qu’il aurait été néanmoins aisé de réaliser seul : New History Warfare Vol. 3: To See More Light est à la fois un album chaleureux (au souffle chaud) et une tempête de noirceur ; une sorte de monstre à la fois gentil et dangereux, comme une transposition musicale des Maximonstres. Si intégrer la voix de Bon Iver à sa musique était un challenge, on peut dire qu’il est extrêmement réussi. Sa présence amène de la diversité à ce troisième volet, sans pour autant être la raison de son succès. Sans lui, l’album aurait été également d’une grande qualité, mais il se serait plus vite posé la question de l’apport par rapport à New History Warfare Vol. 2: Judges, et ce malgré le nouveau gap technique franchi par Stetson.
On pourra bien sûr s’interroger sur la suite et se demander si à moyen terme le carcan dans lequel s’est enfermé Colin Stetson, cette course au dépassement de soi, ne deviendra pas une limite, ses atouts d’aujourd’hui pouvant devenir ses faiblesses de demain. Mais pour l’instant, il y a une telle force dans des chansons comme To See More Light (une épopée de 15 minutes) qu’on est plus occupé à encaisser qu’à se préoccuper de l’avenir. New History Warfare Vol. 3: To See More Light est bourré de mélodies incroyables qui ne nous parviennent pas comme telles, comme si elles étaient prisonnières de Stetson, de son instrument et de son concept. Comme si on leur interdisait de sortir et de nous parvenir propres et intelligibles. Non ce que nous avons sur des titres comme Among The Sef (Righteous II), ce sont des mélodies qui étouffent, qui se battent pour nous parvenir, et dont nous sentons la présence sans vraiment la comprendre ; et c’est cela qui les rend incroyables (je dis ça, mais même lorsqu’elles sont limpides comme sur le très gospel What Are They Doing In Heaven Today ? elles restent formidables).
A une époque où l’on constate souvent l’impossibilité de la nouveauté, où l’on en arrive à accepter l’idée que tout a déjà été fait, que toutes les expérimentations ont été déjà réalisées, Colin Stetson propose un album aux sonorités nouvelles dont le seul véritable concurrent est le précédent album du même gars. Et ce son qu’on a jamais entendu ailleurs (ou en tout cas pas sous cette forme finale), ce n’est pas un truc que chacun va pouvoir se rapproprier, c’est un truc qu’un seul homme sur terre a l’air de pouvoir créer, et ce type c’est Colin Stetson, et je l’aime pour ça.
Interview: Colin Stetson par Paula Mejia sur Consequence of Sound