Le coeur de la fiction américaine. Ce titre recouvre en fait une idée très simple : depuis sa création en 1925, le New Yorker est au centre de la vie culturelle américaine et a largement contribué à faire connaître ses plus fines plumes. Le New Yorker est à lui tout seul une des plus belles inventions littéraires et journalistiques du siècle dernier. Encore aujourd’hui, la revue est une référence active qui imprime sa marque sur les textes, les intrigues et les reportages. Le New Yorker pourrait très bien faire sien ce ver de Wagner dans Parsifal : Vois mon fils, le temps devient ici espace.” Car, c’est bien de ça dont il s’agit. En traversant les décennies, tout en étant un spectateur attentif de son temps, la revue new-yorkaise a ainsi glané un nombre considérable de portraits d’individus étonnants, iconoclastes et originaux. Aujourd’hui, les belles plumes du New Yorker se nomment David Grann ou David Owen ; hier, Joseph Mitchell ou Roald Dahl lui prêtèrent leurs talents littéraires. Le New Yorker a donc bien créé au fil du temps un espace littéraire reconnaissable pour tout à chacun.
Parfois, sans forcément le vouloir, la revue a peut-être initié des amorces de courant littéraire ou artistique qui dans les années à venir influencèrent durablement les écrivains, voire les journalistes. C’est le cas, par exemple, de Joseph Mitchell. Sur la quatrième couverture de la première édition française de son portrait “Le Secret de Joe Gould”, nous pouvons lire ces premières lignes : “Dans le New York de l’après-guerre, Joseph Mitchell imposa un nouveau style journalistiques avec ses portraits d’une surprenante humanité.” Or, la lecture de cette série de portraits sur un original du Village se révéla bien plus instructive et plus précise. A mes yeux, bien avant que Cardoso ne le définisse et Hunter S. Thompson ne le popularise, Joseph Mitchell esquissa les traits du journalisme Gonzo, en enquêtant à la première personne et en s’investissant personnellement dans son sujet.
En 1942, Joseph Mitchell rencontra Joe Gould, un écrivain vagabond du Greenwich Village, véritable excentrique que l’on surnommait aussi le Professeur Mouette, car ce dernier avait l’habitude au moment où on s’y attendait le moins d’imiter la gestuelle et le cri de la mouette. Les esprits les plus aiguisés diraient de Joe Gould aujourd’hui qu’il était un authentique Fou Littéraire, cher à Raymond Queneau et André Blavier. En effet, cet homme imagina raconter le monde dans sa totalité en écrivant la somme littéraire la plus gargantuesque qui soit, sous le titre, aussi fascinant qu’improbable, Oral History of The Contemporary World. Pour écrire cette somme, Joe Gould aurait recueilli les conversations qu’il entendait ici et là, au fil de ses périples au Village et ailleurs dans New York. L’histoire vient de la rue, tel était le credo de cet ancien d’Harvard qui préféra une vie de bohème à celle confortable d’un notable.
C’est cet homme que rencontra donc en 1942, Joseph Mitchell. Il ne sait pas encore mais ce face à face sera pour l’écrivain américain l’alpha et l’oméga de sa carrière. Fasciné par cet étrange personnage, Joseph Mitchell s’entretiendra régulièrement avec Joe Gould pour en percer la carapace. La première partie du livre pose les jalons de ces multiples rencontres. L’écrivain nous fait découvrir un homme qui a choisi de vivre sa vie comme il l’entendait. Fils d’une bonne famille de Boston, il obtint son diplôme en littérature de Harvard en 1911. S’éloignant peu à peu de sa famille, Gould voyagea au Canada puis fut embauché pour étudier certaines tribus indiennes dans le Dakota du Nord. De cette double expérience, Joe Gould en sortira profondément changé. Il ne reviendra jamais à Boston si ce n’est que pour la mort de ses parents. Au contraire, il choisira une vie de bohème et de vagabond, vivant ou plutôt survivant d’expédients et de la générosité de certains habitants du Village. Le portrait que nous dresse Mitchell est d’une saisissante profondeur. Il nous fait partager, ou plutôt nous laisse le soin d’imaginer le quotidien de cet homme, que l’on devine petit, chétif et malingre. Un homme qui fut rejeté par son entourage proche, s’échappa certainement des griffes d’un père trop autoritaire mais qui le marqua à jamais.
“A une époque”, écrit Joseph Mitchell, “Gould hantait les gargotes crasseuses ouvertes toute la nuit aux alentours du Bellevue Hospital, épiant les conversations des internes, des infirmières, des aides-soignants, des ambulanciers […] enregistrant fidèlement leurs propos.” Cette fameuse Histoire Orale deviendra une véritable obsession pour Joseph Mitchell. La lire, coûte que coûte. Et pour ça, en véritable journaliste, il entreprend sur le terrain une véritable enquête. Plusieurs fois par semaine, il rencontrera Gould, se renseignera auprès de ceux et celles qui l’aident et notamment acceptent de stocker les cahiers qui contiennent l’Histoire Orale. Cette enquête journalistique prendra les allures d’une épopée littéraire.
“L’Histoire Orale est un grand bric-à-brac, un méli-mélo d’ouïe-dire, un sanctuaire de potins, un ramassis de boniments, de palabres, de foutaises, de blagues, de bobards, fruits, à en croire les estimations de Gould, de plus vingt milles conversations.”
Voici le Saint Graal que Mitchell s’efforça de découvrir. Mais au fur et à mesure du portrait profondément humain que l’écrivain écrivit, ses doutes sur la nature de l’oeuvre de Gould et surtout sur son existence réelle commencent à affleurer ici et là. D’une relation quasi-fusionnelle avec le sujet de son enquête, Mitchell prendra brutalement ses distances avec Gould, tout en lui faisant la promesse d’écrire et publier son portrait. Il tint sa promesse et publia dans le New Yorker à la fin de 1942 “Le Professeur Mouette”, un récit que chacun juge aujourd’hui comme étant un chef-d’oeuvre littéraire, un portrait haut en couleur d’un homme qui ne l’était pas moins. Un portait à la première personne, un portrait cinématographique, avec des plans subjectifs, où j’ai parfois imaginé les plans séquences avec les deux personnages au centre, le doute et la suspicion qui hantent le regard de Joseph Mitchell et la folie certaine du Professeur Mouette.
En début d’article, j’ai écrit que Joseph Mitchell avait sans doute initié le journalisme Gonzo aux Etats-Unis. Au contraire de Thompson, le style de Mitchell n’est pas explosive et même implosive. Il n’a pas revêtu les haillons de Gould pour vivre au plus près l’expérience de l’Histoire Orale. Pour ce qu’on en sait aussi, la vie de Joseph Mitchell était plutôt calme : il n’a pas, comme Hunter S. Thompson, cramé sa vie par les deux bouts. Mais il a mené son enquête en s’investissant réellement auprès de Joe Gould et ce portrait écrit à la première personne, dans un style tout en rondeur, montre que l’écrivain américain s’est identifié en Joe Gould. Son trait parfois sarcastique mais jamais méchant, l’expression de ses doutes, l’extrême compassion qu’il éprouve nous font découvrir par le prisme d’une rencontre la personnalité d’un individu. Joe Gould était-il réellement un génie littéraire ? Etait-il un vagabond céleste ou bien un pauvre type qui a vu en Joseph Mitchell un moyen de sortir de temps en temps de sa misère ? Autant de questions subjectives auxquelles il est difficile aujourd’hui de répondre.
Du journalisme Gonzo, je retiendrai essentiellement cette obsession presque malsaine qui s’empara de Mitchell pour lire une ligne de l’Histoire Orale et de la déception immense qui s’ensuivit lorsqu’il découvrit le mensonge, ce style inimitable qui nous faisait sentir jusqu’à la puanteur de Gould et je le répète le caractère profondément humain de ce portrait subjectif.
Joseph Mitchell aura tout fait pour aider Joe Gould, recommandant ce dernier à des éditeurs pour qu’ils publient son Histoire Orale. Jusqu’à la mort de ce dernier en 1957 dans un sanatorium, Mitchell garda le silence sur la véritable nature de l’Histoire Orale. Il aurait pu se contenter d’un seul portrait et passer à autre chose. Mais cette rencontre tua le génie littéraire de Mitchell dans son oeuf. Joe Gould n’a jamais écrit l’Histoire Orale ; Mitchell découvrit que la centaine de cahiers étaient une série de versions de deux mêmes histoires : la mort de son père et son expérience avec les tribus indiennes du Dakota. L’Histoire Orale n’existait pas et n’a jamais existé.
Cette expérience littéraire fut-elle celle de trop pour Mitchell ? En 1964, il écrivit la deuxième partie de son portrait Le Secret de Joe Gould, qui parut aussi dans le New Yorker. Ce fut son dernier papier publié. Jusqu’à sa mort en 1996, il se rendit chaque jour à son bureau du New Yorker, fantôme devenu gris, passant ses journées seul dans son bureau vide de tout papier. L’Histoire Orale fut-elle une invention de Mitchell ? Joe Gould fut-il cet excentrique du Greenwich Village ? N’était-il pas plutôt l’avatar de Joseph Mitchell, qui, un jour, s’est brutalement confronté à la page blanche de l’écrivain et ne s’en est jamais remis ? Le journalisme Gonzo se permettait des écarts en rajoutant des éléments fictionnels dans ses récits, une imposture littéraire qui dynamitait volontiers les genres. A l’aune de ces révélations, Le Secret de Joe Gould devient un récit troublant sur ce qu’est écrire réellement, la peur au ventre, un vrai récit cauchemardesque au coeur de la fiction américaine.