LES AMANTS DU TEXAS : corps spectral

On pourrait faire tenir des films entiers sur Casey Affleck. En 2007, le petit frère de Ben se muait en tueur couard et mélancolique dans le somptueux L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford. Il ne jouait pas Robert Ford, il le réinventait. Son jeu se faisait d’intonations graves, ponctuées de petites mimiques et de cette impossibilité d’apaiser une enveloppe charnelle qu’il animait avec trop d’implication. Il phagocytait Robert Ford en le percutant pour ne faire plus qu’un. A la différence des autres acteurs qui convoquent l’esprit du personnage, c’est Casey qui se fond en eux. L’acteur a quelque chose d’inquiétant, il privilégie les personnages sombres, tourmentés, pour ne pas dire névrosés. Il est un spectre qui possède le personnage. De cette fusion nait une fièvre, à l’instar du corps étranger qui rend malade.

Casey Affleck dans l’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford (image 1) et Les Amants du Texas (image 2)

Quand il apparaît à l’écran dans Les Amants du Texas, on retrouve des éléments du dépressif Robert Ford. Sa femme Ruth le fuie. Pas pour des raisons graves, elle a juste peur de lui annoncer qu’elle est enceinte. Néanmoins, la première image la montre fuyante, la démarche alerte. Casey a un temps de retard. Il se retrouve dans le flou, la profondeur de champs l’oubli, le relègue à une silhouette mouvante. Le film sépare très vite les deux amants au cours d’un braquage qui tourne mal. Il échoue en prison, elle reste au foyer élever le fruit de leur amour. Ils se sont promis de se retrouver. Elle doit l’attendre, il doit la rejoindre.

Seulement, l’ectoplasme Casey ronge Bob, l’anti-héros du film. Bob, un prénom commun aux Amants du Texas et à Jesse James (Bob étant le diminutif de Robert). Dans les deux cas, Bob s’égare et erre jusqu’au tragique. Chez Andrew Dominik, il vivait dans l’ombre de Jesse James, chez David Lowery, il vit à l’ombre de la société. Et quand il retourne à la lumière, les choses ne se passent pas comme prévues. Ruth est protégée par un flic attendri (Ben Foster, qui hérite pour une fois d’un rôle de gentil). Comment un homme ayant les traits de Casey Affleck pourrait-il réagir raisonnablement, comment pourrait-il être dans le tempo d’un monde qu’il rejette ?

Pour comprendre le couple Ruth/Bob, il faudrait imaginer Bonnie et Clyde ayant survécus à la traque policière ou Holly et Kit de La Balade Sauvage encore amoureux. Les actes criminels n’ont pas détruits leur amour, ni leur vie. Ce sont des jeunes gens encore plein d’avenir que Lowery nous présente. Nous assistons à la naissance de quelque chose. Reste à savoir quoi. Entre attendre un amant à qui elle a juré fidélité et s’offrir une autre vie plus sûre pour son enfant, le cœur et la raison de Ruth balancent. Les amants du Texas est pourtant paradoxal. En dépit des promesses d’avenir qu’il ne cesse de lancer (les lettres de Bob en prison, les désirs de voyages de Ruth, les proposition du flic), le film distille la perte. Lowery met en scène la mélancolie du futur, celui d’un lendemain tellement rêvé que même s’il n’arrive jamais, il aura l’impression d’avoir été vécu. Lowery ellipse, voire esquive quelques pics de tensions scénaristiques. Le fluide qui parcourt Bob se retrouve dans la mise en scène. Celui d’un homme qui ne recolle pas au présent, d’un mari et d’un père absent de l’action mais dont le regard compte. Affleck met tout son magnétisme pour créer une acmé là où le scénario laisse un vide.

En face, Rooney Mara compose dans la fausse normalité. Son personnage pose une question occultée par les autres films de hors-la-loi : comment redevenir « normal » quand on a été dans l’illégalité ? Comment la jeune Holly redevient une adolescente après la Balade Sauvage (la voix off ne donnait que quelques pistes évasives) ? Ruth passe de braqueuse de banque à mère élevant seule son enfant. Ce trouble ressurgit lorsque des gamins tirent au fusil dans les vitres de sa maison. Dans un premier temps, elle fulmine les gosses comme le ferait n’importe quelle mère. Puis, à l’approche de l’arme, l’excitation du canon la rattrape. Elle le manie avec plaisir et nostalgie.

Un autre paradoxe traverse Les Amants du Texas. Il ne cesse de laisser les corps s’étreindre, or, aucune communion n’a vraiment l’occasion de s’épanouir. Tout juste sont-elles des promesses d’osmoses perturbées par le cadre, les interdits, ou l’impossibilité de se retrouver ensemble. Le jeu du chat et de la souris entre le hors-la-loi et le flic n’aboutie pas non plus à un face à face. Le film ne s’y prête pas, tout comme L’assassinat de Jesse James modifiait le principe du duel final en mise à mort lâche. En lieu et place, Lowery tente un ultime geste de communion avorté. Mélancolique jusqu’au bout.