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Le rap à la française

J’écoute Or Noir, je me laisse volontairement prendre par le phénomène, et j’ai envie d’y croire, envie de croire à un rap français qui est là dans ma tête, mais qui ne s’exprime que trop rarement au sein des albums qui tournent chez moi. Pourtant il y en aura eu, ces dix dernières années, des disques étiquetés rap français avec de véritables positionnements et de vraies propositions artistiques qui n’avaient pas à rougir sur la scène internationale. Mais j’ai toujours eu du mal à en parler comme du rap français, pour moi il s’agissait plus de rap à la française que de rap français ; la nuance est fine, mais elle est importante pour moi.

Arm de Psykick Lyrikah

Arm de Psykick Lyrikah

Cette dernière décennie, j’ai ainsi écouté beaucoup de rap qui venait de France, mais qui, bien qu’il s’en défendait, tournait souvent le dos au rap américain ; du rap qui privilégiait avant tout les textes (le Klub des loosers), les ambiances et la poésie (Psykick Lyrikah, Arm et Iris), les prod et le mordant (TTC et La Caution), les histoires et la SF (James Delleck & Le Jouage) ou encore la prise de parole politique (La Rumeur, Lucio Bukowski…). J’ai écouté du rap conscient, du rap intello, des mecs qui faisaient des duos avec Dominique A, des gars qui lorsqu’on leur parlait hip hop américain répondait Stones Throw et Anticon… Tous ces groupes et projets que j’ai adorés (et que j’adore toujours), je n’ai jamais pu les apprécier en me disant que j’écoutais du rap français. Ca a toujours été autre chose pour moi, du rap à la française, comme je l’appelle ; du rap avec des gars lettrés qui manient l’ironie et défoncent les clichés ; du rap qui fait passer ses considérations artistiques avant toute chose ; bref du rap qui passe très bien chez les gens qui n’aiment pas le rap. Et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si une bonne partie de la clique française citée précédemment a souvent pris le rap game de haut.

Du rap avec des gars lettrés qui manient l’ironie et défoncent les clichés, bref du rap qui passe très bien chez les gens qui n’aiment pas le rap.

Alors certes, il existe en France des centaines de groupes qui ont (ou auront eu) envie de porter des chaînes en or, de vivre le rêve américain version gangster, et de s’inventer (parfois de toute pièce) des postures de véritables lascars, mais combien auront-ils vraiment eu des titres à la hauteur de leurs ambitions ? Bien sûr que la France compte plein de bons MCs, mais le manque cruel de grands producteurs et notre incapacité à faire sonner les morceaux, auront souvent maintenu le rap français dans la seconde division de l’échiquier hip hop, laissant loin dans nos souvenirs l’époque de NTM / Assassin. Je ne nie pas la richesse de la scène française (notamment au niveau des punch lines), c’est juste que j’ai toujours eu l’impression que les talents étaient mal exploités.

La ferveur, l’instinct, l’aspect rentre-dedans, le côté « mes couilles sur la table » qui font du rap US un truc si jubilatoire sont corollaires pour moi d’un succès commercial où la musique rejoint le divertissement de masse pour tout écraser. Or – et bien que rabattue cela reste une question intéressante –, non seulement nous avons toujours en France un problème avec l’art et le divertissement (comme s’il fallait systématiquement qu’il s’agisse de deux choses différentes), mais aussi avec le succès. Moi le premier, j’aurais toujours tendance à trouver suspect de voir un MC se trémousser aux victoires de la musique, faire ami ami avec Patrick Bruel et Calogero, ou encore donner des bons points à la télévision. Ce n’est même pas la question de la Street Credibility, mais celle du chemin emprunté pour gravir les marches du podium.

Le système de starification français diffère énormément de celui américain.

Qui plus est, le système de starification français diffère énormément de celui américain. Il faut s’inscrire dans une tradition et faire croire au public qu’il s’agit bien d’un produit culturel. Ainsi même ceux qui atteignent ici le sommet des charts entrent dans cette catégorie du rap à la française : Oxmo Puccino et ses métaphores, Orelsan et ses geekeries, Sexion d’assaut et son rap inoffensif à la sauce variétoche. Chez chacun d’entre eux, il y a un détail, un élément qui va permettre de dire que ce n’est pas que du rap ; comme s’il était inconcevable qu’un pur album de rap ne fondant ses fulgurances que sur la quête d’arriver en haut de la chaine alimentaire puisse être totalement accepté par les institutions. Tout cela en appelle à notre conception française de la culture, et à notre défiance pour le matérialisme dès qu’il s’agit d’art.

Culpabilité et frustration

Bien sûr, il s’agit d’une cartographie un peu grossière – il y a plein d’exceptions et de contre-exemples ; rien qu’en restant à la surface, j’ai toujours énormément cru en Lunatic, Booba et Ali, voire en Mafia K’1 Fry –, mais je crois qu’elle souligne bien cette culpabilité qui est la mienne (et j’imagine celle d’autres) à aimer le rap américain, mais à toujours s’attacher à des projets en France qui n’en sont pas de réelles transpositions, et qui font plus dans le compromis ou dans l’adaptation culturelle. Oui c’est cette culpabilité qui me titille ici. Est-ce de ma faute si je trouve un paquet de sorties rap français inintéressantes et que je n’écoute que du rap à la française, ou est-ce de la faute des albums ? Ne pas croire dans le rap français me frustre d’une manière étrange. Jamais ça ne me viendrait à l’idée d’avoir ce genre de réflexions avec l’indie rock et de m’inquiéter de ma frigidité envers les groupes français ; s’il y a un truc bon à prendre, je le prends en me fichant bien de sa nationalité. Je crois que rien que ça illustre bien le rapport particulier qu’on peut avoir avec le hip hop, et combien celui-ci ne s’aborde pas de la même manière que les autres genres.

Booba

Booba

Lorsque je suis tombé sur Temps mort de Booba en 2002, j’ai cru que cette culpabilité allait disparaitre complètement : il y avait les instrus et le je m’en foutisme, le flow et les mélodies, le nique le strass et les paillettes. Mais ça n’a pas suffi. Depuis le début du 21e, j’ai l’impression de kiffer les albums de rap français par hasard, et non naturellement, comme s’il fallait à chaque fois un sacré coup de chance pour que je tombe enfin sur un disque qui apporte une singularité typiquement française, tout en jouant dans la même cour que celle des rappeurs américains.

Et puis l’année dernière, il y a eu le cas Futur. Le sixième album de Booba aurait dû régler définitivement la question. Il y avait le son, la posture et l’ambition ; c’était l’album qui démontrait que le rap français post 2000 pouvait talonner sévère. Et clairement Futur est un putain de disque, bourré de mélodies, d’idées de flow et de réinterprétations, un disque où comme, de par hasard, on retrouve aux instrus 2093 et 2031 de Therapy qui contredisent justement les réserves qu’on peut avoir sur la capacité des prods françaises à sonner. Mais, pour moi, Booba n’y gagne pas sur son propre terrain. Ce n’est pas un album de rap français, c’est un album de rap américain rappé en français ; tout est là : Rick Ross, l’auto-tune, les tracks qui défoncent, les singles made in Miami. Alors on va dire que d’un côté je me plains que le rap français n’arrive pas à trouver sa voie aux côtés de ses pairs américains, et que de l’autre je fais tout autant la fine bouche quand ce même rap français se croit signé sur Cash Money.

Or Noir : réinterroger le rap français

Or Noir a effectivement les épaules assez larges pour mériter un engouement massif autour de lui.

C’est justement dans ce contexte que la sortie d’Or Noir, le deuxième album de Kaaris permettra à de nombreuses personnes de se réinterroger sur le rap français. Les retours dessus le prouvent, c’est le genre d’album qui fera écrire des conneries où Kaaris sera érigé comme sauveur du rap français, comme si ce dernier avait besoin d’être sauvé de quoi que ce soit (on nous a aussi régulièrement fait le coup avec les éternels « sauveurs du rock » qui changeaient de nom et de gueule tous les mois). Mais voilà, la réalité, c’est qu’Or Noir a effectivement les épaules assez larges pour mériter un engouement massif autour de lui, et que cet enthousiasme général est quelque chose dont nous avons besoin pour nourrir le propre mythe.

De la même manière que j’étais ravi à l’idée que le Random Access Memories de Daft Punk soit un album fédérateur qui toucherait tous les publics indépendamment de leur background culturel, je suis ravi du phénomène Kaaris. Si tout le monde en parle, s’il est porté aux nues par tout ce que la France compte comme médias hip hop, s’il est repris par les quotidiens, au point de le faire passer pour un album mainstream, et bien tant mieux, parce que c’est dans le succès qu’un tel album révèle son importance. Tant pis si cet engouement ne traduit au fond que le malaise d’une scène, et qu’Or Noir ne sera pas non plus la tuerie absolue qu’on essaiera de nous vendre (il a ses moments de faiblesses et fait preuve parfois d’un trop plein de confiance en soi).

kaaris

kaaris

La mythologie qui est en train de se créer autour de Kaaris fait plaisir à voir : il vient du rap underground, il n’a pas noyé le monde sous des mixtapes, il a fait quelques featurings mais sans jamais faire sa pute, et la seule explication que l’on trouve dans son succès est son identification comme un alterégo possible de Booba (cf Kalash) ; bref un gars qu’on n’attendait pas forcément au tournant, un combattant qui sort de nulle part, et dont la surprise de sa manifestation sur le field alimente également l’enthousiasme.

Or Noir ne fait ni dans l’humour ni dans l’intime ni dans la politique.

Or Noir ne fait ni dans l’humour ni dans l’intime ni dans la politique, il fait dans la taloche dans la gueule, il vit et jouit pour le rap game. C’est une machine de guerre destinée à faire fermer sa gueule à la terre entière. On n’est pas dans l’amusement, on est dans la rage, dans la violence sublimée, dans l’insulte poussée à son paroxysme ; et au final dans le pur divertissement. Car tout ce que l’on peut attendre d’un album de rap, au sens large, on le retrouve chez Kaaris. Derrière l’aspect massif et redondant, les mélodies sont carrément là, bien présentes, prêtes à s’ancrer dans le crâne pour longtemps avec un petit coup de marteau dans les tempes. Une fois de plus, la carte Therapy est la carte gagnante. Le flow et la conviction que Kaaris met dedans donne une aura certaine à ses mots ; on n’a jamais envie de rire, on ne peut jamais trouver cela ridicule. Il a la culture, il ne fait pas semblant ; « J’suis dans le fond du club, thug ». Et encore je parle de culture, mais l’egotrip ne semble jamais être pour lui une règle du jeu qu’il faut suivre. C’est plus un mode de vie. Il vit selon un référentiel complètement différent et on ne s’étonne pas qu’il se branle de la politique, des problèmes de société et des états d’âme ; il est au cœur du rap game sans arrière-pensée. Il y met tellement de rage qu’il transcende même celui-ci au point qu’on se dise qu’Or Noir est un disque idéal pour faire comprendre le concept à un néophyte.

On peut s’agacer de cet emballement, se demander pourquoi lui et pas un autre, et refuser d’hurler avec les loups, mais lorsque le nom de Kaaris tombe comme une balle de ping pong et résonne au travers des morceaux, insistant sur le fait que quel que soit son discours, le spectre de sa personne hante chacune de ses phrases, on se dit qu’il y a une belle cohérence entre sa musique, ce qu’il représente et l’image qu’il souhaite qu’on en perçoive. Il est là comme un bloc, comme un putain de monolithe. Il ne bougera pas, peu importe que l’on glorifie ou non.

Cette année, je n’aurai pas écouté du rap français et du rap américain. J’aurai simplement écouté du rap : Kanye West, Kevin Gates, Earl Sweatshirt, Gucci Mane et Kaaris. Ce n’est pas la première fois de ma vie que ça m’arrive, mais j’espère que cette fois ça m’aura enfin permis de franchir un cap. (A voir aussi ce que Joke donnera sur un long format en 2014).