Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

Crystal Fairy & the magical cactus :
pierres chirales

Sortie VOD en janvier 2014. Durée : 1h38min

Par Thomas Messias, le 19-02-2014
Cinéma et Séries

Le projet était aussi inattendu qu’alléchant. Rien qu’à imaginer Sebastián Silva, réalisateur chilien peu connu en dehors de ses frontières, diriger Michael Cera dans deux films tournés coup sur coup — on hésite à parler de diptyque —, il y avait de quoi se lécher les babines. Le premier né, Magic Magic, avait des allures de psychodrame polanskien, dans lequel une île chilienne désertée allait faire monter l’angoisse chez une jeune femme convaincue d’être harcelée par ses compagnons de voyage. Le second, Crystal Fairy & the magical cactus, se présente comme un stoner movie dans lequel une bande de jeunes gens sillonne le Chili à la recherche d’un cactus aux facultés hallucinogènes très prisées. Écrits sur le tas, quasiment du jour au lendemain, les deux films ont plus d’un point commun, à commencer par la façon qu’a chacun d’aller puiser dans le registre de l’autre. Si ce jeu de miroirs est d’une force absolue, c’est sans doute parce qu’il est orchestré sans calcul par un Sebastián Silva plus concentré par l’envie de restituer des sensations inédites que par une quelconque roublardise d’auteur. La structure chirale des deux films est d’autant plus belle qu’elle semble totalement inconsciente.

Le duo Silva-Cera est l’équivalent aérien du pachydermique tandem Klapisch-Duris.

Clé de voûte des deux longs-métrages, Michael Cera trouve chez Silva un double emploi dont l’asymétrie s’avère assez fascinante. Devenu une caricature de lui-même à force de ne jouer que de pâles ersatz de ses rôles fondateurs, l’acteur avait tenté avec Be bad ! une sortie de route audacieuse mais raté, comme si un enfant sage tentait en vain de jouer soudain les grands bipolaires. À la fois parfaitement libre et idéalement dirigé, il trouve ici deux personnages à la mesure d’un talent qu’on lui sait potentiellement immense. Dans Magic Magic, Cera était l’élément perturbateur numéro 1, la source première de la psychose qui s’abattait peu à peu sur la fragile Alicia, jouée par Juno Temple. Snob comme un pot de chambre, aussi imbuvable que sournois, il renonçait soudainement à cet éternel personnage de grand dadais à côté de ses pompes, boy next door si lunaire qu’il en devenait adorable. Crystal Fairy & the magical cactus offre une autre facette du nouveau Michael Cera, celui que les cinéastes américains — et pourquoi pas les autres — devraient faire tourner au lieu de lui faire rejouer sans cesse ses partitions de Juno ou SuperGrave. Fasciné par les drogues en raison de son incapacité assumée à aimer la vie telle qu’elle est, il traine son horrible tignasse dans ce Chili qu’il connaît mal, à la recherche du San Pedro, ce fameux cactus dont il espère tirer le plus de sensations nouvelles. Cette fois, le boulet du groupe, c’est lui : raillé à demi-mots par ses compagnons de voyage, il invite sans le vouloir une étrange hippie à rejoindre son groupe, laquelle finira malgré son attitude étrange par être plus appréciée que lui. Le harceleur, puis le banni : dans les films de Silva, Michael Cera n’est jamais le même, c’est parce qu’il n’a toujours pas trouvé sa place. Plonger cet américain pur jus au sein d’un pays dont il maîtrise peu ou pas du tout la langue maternelle achève de faire de lui le parfait étendard d’une jeunesse égarée, qui se cherche géographiquement parce qu’elle a renoncé à se chercher intellectuellement. En somme, le duo Silva-Cera est l’équivalent aérien du pachydermique tandem Klapisch-Duris.

Crystal Fairy est un prolongement involontaire de la Caroline de Girls.

De façon plus générale, il est toujours question chez Silva d’envahisseurs et d’exclusion. Dès ses premiers films tournés au Chili (La vida me mata, La Nana, Les vieux chats), Silva a toujours mis en scène un groupe profitant de son statut de groupe pour moquer, avilir ou exploiter un individu dit différent — par son sexe, son âge, ou sa condition sociale. C’était Juno Temple dans Magic Magic, c’est à la fois Michael Cera et Gaby Hoffmann (la fameuse hippie nommé Crystal Fairy) dans celui-ci. Le hasard des sorties fait que cette dernière vient d’intégrer — pour combien de temps ? — le casting de la série Girls, dans lequel elle interprète la sœur envahissante et complètement allumée du magnétique Adam. Dans l’épisode 3 de la saison 3, son personnage crée chez ceux qu’elle rencontre un mélange de morosité et de perte de repères. À force de refuser d’embrasser certaines conventions, la soeur d’Adam est devenue parfaitement ingérable ; le genre de fille qui peut mordre l’épaule d’un type dans un bar deux minutes après leur rencontre, simplement parce qu’il refuser de se prêter à sa parade amoureuse. Crystal Fairy est un prolongement involontaire de la Caroline de Girls ; à ceci près que le format long-métrage permet d’explorer les raisons inconscientes de son total déphasage. Elle est elle-même l’antithèse de l’héroïne de Magic Magic, laquelle se révélait incapable de s’adapter à la moindre situation inhabituelle, ce qui la rendait apte à plonger plus rapidement dans la psychose. Silva semble insinuer, toujours par petites touches, que la marginalité et la non-adaptabilité sont deux notions totalement opposées, dont chacune donne son ton si propre à l’un des deux films. Imaginons Juno Temple en Crystal Fairy et Gaby Hoffmann en Alicia : les deux films auraient été fondamentalement différents, et l’idée d’un tel échange devient vite aussi fascinante qu’obsédante.

Chez Silva, les comédies sont plus tristes que les drames.

Pour revenir plus précisément à ce seul film, il navigue à vue entre le délice et la frustration, par son refus quasi total de céder à une quelconque dramaturgie. Dans sa première partie, Crystal Fairy & the magical cactus suit cinq jeunes gens (joués par Cera, Hoffmann et les trois frangins du réalisateur) partir à la recherche du cactus San Pedro ; dans la seconde, que l’on imaginait constituer le vrai nœud du film, il montre les conséquences de l’absorption du psychotrope préparé à l’aide du cactus. Stoner movie ? Que nenni. Comédie ? À peine. Plus sobre qu’en début de film — où, par exemple, un terrifiant jump scare venait nous faire dérailler le cœur sans raison apparente —, Silva y montre au contraire que les expériences intérieures sont soit des déceptions intérieures, soit des trips si étranges qu’ils sont impossibles à partager. Et donc inutiles… Jouant habilement avec les genres, le cinéaste chilien parvient une nouvelle fois à stupéfier, bien que ceux qui le connaissent aient déjà goûté cette recette un certain nombre de fois : chez Silva, les comédies sont plus tristes que les drames. Une qualité bien loin d’être anodine pour un film sorti directement en VOD par chez nous, probablement parce qu’il n’y a pas de public pour ça.