1967, de l’autre côté de l’Atlantique. À l’ouest, à San Francisco, le Grateful Dead, Jefferson Airplane ou le Big Brother de Janis Joplin prônent la paix et l’amour à grands coups de LSD, de longs solos de guitare et de fleurs dans les cheveux. À l’est, à New York, l’ambiance est plus dure. Le free-jazz de Coltrane ou de Cecil Taylor résonne dans les clubs. Les Mothers de Zappa, émigrés de Californie et farouchement anti-hippies, déversent leur fiel sur le public new-yorkais. Ils ont pour camarades de label l’un des groupes les plus troublants de l’époque, le Velvet Underground.
1967 est une année charnière pour le Velvet. Les liens avec Andy Warhol, essentiel dans l’émergence du groupe (c’est grâce à lui qu’ils sont signés chez Verve et qu’ils enchaînent les concerts) s’estompent. Leur premier album sort en mars, mais il est accueilli au mieux avec indifférence, au pire avec mépris. Et Nico, dont la voix grave orne plusieurs titres sur le disque, prend elle aussi ses distances. C’est dans ce drôle de climat que prend forme White Light/White Heat, le deuxième album du groupe qu’Universal vient de rééditer de très belle manière.
Ecouter ce disque, plus de quarante-cinq ans après sa sortie, reste une expérience dérangeante. Le son est brut, massif, dégoulinant de distorsion et de larsen – et tout cela s’entend encore mieux sur la récente réédition. Les choix de production sont radicaux : sur The Gift, la voix de John Cale occupe le canal gauche de la stéréo, tandis que le groupe balance un boogie lent et lourd sur le canal droit ; sur I Heard Her Call My Name, la guitare stridente de Lou Reed est mixée très en avant, à sa demande, écrasant les autres instruments. Surtout, les paroles sont perturbantes. Pas de fleurs, de patchouli et de bons sentiments ici. Montées d’amphets, amourette se terminant dans un bain de sang, lobotomie de travelo, partouzes et shoots d’héroïne : Lou Reed peuple ses chansons de thèmes transgressifs, inouïs pour l’époque et qui restent, encore aujourd’hui, passablement provocants. S’enfiler d’une traite les 17 minutes de Sister Ray, avec sa bataille rangée de guitares et d’orgue et ses histoires morbides de marginaux queutards défoncés, tient toujours du masochisme.
Mais ce qui frappe le plus, en réécoutant et en réévaluant ce disque, c’est à quel point il s’agit d’une œuvre de confrontation. Tout est opposition, et ce, dès la pochette : tout y est noir, sauf le titre de l’album, le nom du groupe et le logo du label Verve. Dans le coin inférieur gauche, en noir sur fond noir, luttant pour se faire remarquer, la photo du tatouage de l’acteur warholien Joe Spencer, prise par Billy Name, le photographe résident de la Factory. Sur le disque, la dualité se poursuit, cette fois entre les deux fortes têtes du groupe. La face A, c’est la face de John Cale, la face B, celle de Lou Reed. Sur le titre White Light/White Heat, face aux guitares sursaturées de Lou et de Sterling Morrison, John Cale oppose son piano de bastringue et sa basse furieuse, censée imiter les effets d’une montée d’amphétamines (« J’ai joué à m’en décrocher la main droite », rigolera-t-il plus tard en se remémorant l’enregistrement). Sur The Gift et Lady Godiva’s Operation, c’est sa voix qui domine, à peine entrecoupée par quelques interventions vocales brusques de Lou. Quand ce dernier reprend la main sur les vocaux en fin de face A, sur Here She Comes Now (le morceau le plus calme et le plus mystérieux du disque), Cale lui fait écho avec une inquiétante plainte jouée à l’alto. Face B, reprise des hostilités, changement de leader : I Heard Her Call My Name, tir de barrage de Lou avec un solo incroyablement free ; Sister Ray, long voyage au pays du néant avec Lou Reed dans le rôle du guide. On y entend progressivement chaque membre du groupe jouer de plus en plus fort : John Cale débute la surenchère sonique en poussant à fond le volume de son orgue, surprenant Lou et Streling Morrison qui ne peuvent alors que pousser leurs amplis dans leurs derniers retranchements. « C’était une compétition. Chacun essayait à tout prix de se faire entendre », raconte John Cale. La seule à ne pas pouvoir monter le volume, c’est Moe Tucker : la batteuse se souvient qu’elle était obligée, sur scène ou durant les sessions en studio les plus bruyantes, de garder un œil sur les lèvres de Lou Reed pour se repérer dans le morceau en cours, en fonction des paroles.
Cette confrontation, enfin, déteint sur l’auditeur. On ressort lessivé d’une écoute de bout en bout de White Light/White Heat. Ce n’est pas le genre de disque qu’on se passe en boucle ou pendant un dîner avec des copains. Il faut être en mesure de subir l’assaut sonore. Peu de gens y sont parvenus à la sortie du disque : deux petites semaines à la 199e place du Billboard 200 début 1968, et puis plus rien. Un flop commercial, avant de devenir un disque culte durant la décennie suivante.
La réédition de White Light/White Heat (un des derniers projets sur lesquels Lou Reed a travaillé avant sa mort) a le mérite de raconter la gestation de ce disque et les mois qui ont suivi sa publication, les derniers avec John Cale. Comme lors de la ressortie du premier album avec Nico en 2012, Universal a fouillé ses archives. Mais la pêche n’a pas été si fructueuse que cela. Le plus gros morceau, ce sont ces quelque 60 minutes de concert dans club de l’Upper East Side, le Gymnasium, en avril 67, quelques semaines avant d’entrer en studio pour accoucher de White Light/White Heat. Un live bizarre, sans aucune manifestation du public (on entend clairement des coupes entre les morceaux), mais viscéral, avec des titres rares tels I’m Not A Young Man Anymore – dont il n’existe aucune version en studio – ou la jam instrumentale qui allait servir de socle à The Gift. Ainsi que l’une des toutes premières versions live de Sister Ray, musicalement moins violente mais dont toutes les paroles sont déjà en place. Ce live, les amateurs du Velvet le connaissent déjà : il devait sortir il y a quelques années déjà, mais Lou Reed s’y est opposé pour des questions de gros sous. Et la bande s’est retrouvée bootleggée et diffusée sur Internet. Il n’empêche : ce live retrace une période peu documentée du Velvet et s’avère essentiel. L’autre pépite, c’est une proto-version de Beginning To See The Light avec John Cale. Le tempo est plus lourd que sur la version définitive qui sortira l’année suivante, les paroles ne sont pas encore abouties, il y a encore du travail à accomplir et le titre a donc été logiquement mis de côté.
Le reste de la réédition offre peu de surprises. Normal. Après tout, White Light/White Heat a été enregistré en une poignée de jours de studio, avec un nombre minimal de prises – il n’existe pas, par exemple, de Sister Ray – Take 2. La version mono de l’album a été réservée à une édition Super Deluxe, belle mais onéreuse. Du coup, pour compléter le disque, Universal est allé puiser dans les dernières séances avec John Cale, plus détendues mais déjà publiées dans les années 80 sur les compilations V.U. et Another View (Stephanie Says, Temptation Inside Your Heart, Hey Mr. Rain…). Ces titres ont tout de même un intérêt ici, celui de montrer la direction que prenait le Velvet à l’époque. Direction qui allait aboutir, en 1969, sur le troisième album du groupe, le plus calme de tous, celui où le groupe tente de se réconcilier avec ses auditeurs précédemment malmenés. Un disque qui devrait lui aussi se voir offrir un traitement « deluxe » sous peu, et pour lequel Universal serait bien inspiré d’aller voir là : il y a quatre heures de live d’excellente qualité de cette période-là qui crèvent d’envie d’être publiées.