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Damien Jurado, lost in space

À propos de Brothers And Sisters Of The Eternal Son

Par Thierry Chatain, le 18-02-2014
Musique

Jusque ici, le nom de Damien Jurado n’évoquait pas grand-chose pour moi. Tout au plus le situais-je dans la foisonnante galaxie des singer songwriters alternatifs, plus ou moins folk et résolument mélancoliques apparus depuis les années 90, quelque part du côté de Will Oldham, Bill Callahan, Jason Molina, Elliott Smith et autre Vic Chesnutt.

Et puis un tour sur la page “First Listen” de NPR, la radio publique américaine, qui permet d’écouter en avant-première des nouveautés choisies, a piqué ma curiosité. Quel est ce grand dôme géodésique, planté au milieu d’une étendue d’eau, qu’il contemple, de dos, sur la pochette – d’une esthétique très Hipgnosis (cf. Pink Floyd ou Led Zeppelin) – de Brothers And Sisters Of The Eternal Son ? Et d’ailleurs, qui sont-ils, ces fameux frères et sœurs ? Et pourquoi la moitié des chansons semblent-elles désigner des personnages dont le prénom est précédé d’un “Silver” ? Autant de signes qui laissent augurer d’un concept album. Et sinon d’une réussite, au moins d’un minimum d’ambition.

L’écoute du disque a confirmé que Jurado avait muté. Hors sa voix de tête, un peu “neilyoungienne”, si caractéristique. Pas (ou si peu) de mélopées sévères en robe de bure ici, mais une forme de néo-psychédélisme léger et chatoyant habillant des chansons limpides, dans un déroulé très cinématographique. On peut, selon ses propres repères, s’amuser à pointer ici ou là des arrangements de cordes et de cuivres (ou plutôt de Mellotron et de synthés) rappelant le Forever Changes de Love, un mélange de sons saturés et de rythmes chauds qui évoquent les grandes heures du tropicalisme brésilien, un foisonnement de percussions faisant écho au groove subtil du What’s Going On de Marvin Gaye, quelque chose des ambiances éthérées de Pink Floyd ou des délires des Flaming Lips, voire des râles échappés au “Child In Time” de Deep Purple… De simples références pour baliser un peu le terrain et réaliser le chemin parcouru par le chanteur de Seattle, qui signe ici un disque chaleureux, accessible, mais aussi toujours surprenant dans sa mise en son. Richard Swift, producteur (cf. les deux albums de Foxygen) et complice privilégié de Jurado depuis trois albums, s’est inspiré des leçons du dub pour donner toute sa dimension spatiale, voire cosmique, au disque. L’écoute au casque révèle une vraie science du son et du silence, un entrelacs de pistes qui s’ouvrent et se ferment, de réverbération et d’échos hantés, des jeux sur la voix démultipliée ou salie, des bruitages, des “sons trouvés” et des conversations inintelligibles… Un résultat d’autant plus impressionnant que les deux hommes ont tout enregistré à deux, en une dizaine de jours.

Une sorte d’équivalent musical à Lost qui joue avec les symboles religieux, la foi, les éléments, soulève de multiples questions, mais laisse chacun y apporter ses propres réponses

Si l’on peut trouver quelque chose d’onirique à cet album, dont les dernières paroles sont « Nous sommes tout ce dont nous rêvons », ce n’est pas un hasard. Damien Jurado a trouvé son inspiration première dans un rêve, celui d’un homme qui disparaît volontairement, laissant toute sa vie derrière lui, et échoue dans une ville imaginaire. Alors que son disque précédent, intitulé Maraqopa, du nom de ce lieu mythique, retraçait l’itinéraire aboutissant à cette décision, Brothers And Sisters Of The Eternal Son en est la suite. L’homme disparu a eu un accident près de Maraqopa. Sans savoir s’il est mort ou vivant, il retourne vers ce lieu, qui se révèle être une communauté (abritée par le dôme géodésique de la pochette ?) dont les habitants, vêtus d’argent (d’où toutes les chansons en “Silver…”), attendent le retour d’un messie en vaisseau spatial… Enfin, cela, on l’apprend au moins autant en lisant les interviews de Jurado qu’en écoutant l’album. Et c’est un des attraits du disque que de ne surtout pas donner toutes les clés d’une histoire juste esquissée, et plus nourrie d’images visionnaires, poétiques, prophétiques, que de chevilles narratives.

En ce sens, ce nouvel album de Jurado est bien un objet moderne, une sorte d’équivalent musical à Lost – il y est d’ailleurs question de chiffres magiques, d’une île, d’une tour en bord de mer, autant de clins d’œil à la série de J.J. Abrams ? – qui joue avec les symboles religieux, la foi, les éléments, soulève de multiples questions, mais laisse chacun y apporter ses propres réponses, sa propre interprétation. On peut y voir une réflexion sur la place de l’homme dans l’univers sous couvert de science-fiction, une veine décidément fertile si l’on songe au My God Is Blue de Sébastien Tellier ou au tout récent Bamby Galaxy de Florent Marchet, concept albums cousins et tissant également des liens avec le tournant des années 60-70. Ou une illustration métaphorique du Livre des morts tibétains, une des grandes lectures hippies. Ou encore une variation sur l’histoire réelle de Jim Sullivan, auteur de l’album UFO, (à peine) sorti en 1969 mais récemment réédité, et qui croyait fermement aux extra-terrestres. Un musicien surtout connu pour s’être mystérieusement évanoui dans le désert du Nouveau-Mexique, un beau jour de 1975. Sans que l’on sache jamais s’il avait volontairement disparu dans ces grands espaces qui le fascinaient, s’il avait été assassiné par une mafia locale, ou enlevé par des aliens – Roswell n’est pas si loin…

Ces thèmes de la perte de soi afin de mieux se retrouver, de l’abandon de ses repères, du questionnement sur son rôle, sont évidemment sensibles pour Jurado qui, sous l’influence de son rêve et de sa rencontre avec Swift, a fini par laisser réémerger ses diverses influences musicales comme ses croyances les plus intimes pour enfin se bâtir un univers bien à lui. Dépouillé désormais de toute étiquette réductrice, métamorphosé, Jurado semble un homme neuf, à 41 ans. Born again, aurait-on envie de dire. Et l’on n’aurait pas tort. Car, effectivement, chrétien depuis ses 16 ans, Jurado a ressenti à travers son rêve une renaissance à sa foi. « Born twice, born twice », chante-t-il d’ailleurs sur “Plains To Crash”, l’un de deux inédits en forme de cantiques figurant sur Sisters, le disque bonus de l’édition luxe, qui permet par ailleurs d’entendre les chansons pratiquement telles qu’elles ont été écrites à l’origine, guitare acoustique et voix de Jurado seulement appuyées par un chœur féminin.
Mais il ne faut pas prendre l’expression born again dans son sens le plus bigot et restrictif. L’homme de Seattle n’est pas un crapaud de bénitier ou un prosélyte. Il se verrait plutôt dans la lignée d’un John Coltrane, qu’il admire. En ne manquant pas de faire remarquer que plus l’homme est devenu mystique, plus sa musique est devenue libre…

>>En concert solo acoustique à Paris, au Café de la Danse, le 3 mars.