Freddie Gibbs & Madlib – Pinata
En dépit d’une longue phase de promotion débutée fin 2011, l’idée reste singulière : Freddie Gibbs et Madlib sur un projet à 4 mains, difficile d’y croire. Sorti de nulle part il y a trois ans, personne n’aurait imaginé une seule seconde voir l’ex-égérie du CTE de Young Jeezy et l’un des producteurs les plus électron libre de tout le rap game US réunis sur un projet commun long format. Fruit d’une combinaison de parcours et de visions différentes, “Pinata” dresse des ponts entre deux manières de voir et de faire le rap en 2014.
Sous ses atours de rappeur gangsta dans la moyenne du genre, Gibbs a déjà connu plusieurs renversements de carrière qui font de lui le rappeur trentenaire original qu’il est aujourd’hui. Originaire de Gary, Indiana, en banlieue de Chicago, Fredrick Tipton galère de tape en tape jusqu’à la fin des années 2000. D’abord signé chez Interscope, le deal tourne court et rien n’aboutit entre la major et Gibbs. Une déconvenue qui le pousse à sortir coup sur coup en mai et août 2009 “The Miseducation Of Freddie Gibbs” et “Midwestgangstaboxframecadillacmuzik”, les tapes qui le feront sortir du relatif anonymat dans lequel il était plongé, soutenu par des productions originale de Just Blaze, Devin The Dude ou Polow Da Don, rien que ça.
Stylistiquement peu original, classiquement gangsta, un peu à l’ancienne, Gibbs compense par cette voix caverneuse, une maîtrise technique certaine et une solidité dans son approche globale qui vont faire de ces deux projets de paradoxaux nouveaux départs pour le rappeur du Midwest. Sa rencontre avec Young Jeezy en 2011 va lui faire tourner une nouvelle page, celle où Gibbs se voyait porter par la vision singulière du boss de Coporate Thugz Entertainment depuis son Atlanta natale. Mais la collaboration ne dure pas, des frictions entre celui que Gibbs reconnaissait comme l’un des rappeurs les plus importants de son époque et le rappeur de l’Indiana vont vite prendre le dessus.
Entre temps, Gibbs se rapproche du singulier Otis Jackson Jr aka Madlib. Depuis 2009, les deux musiciens collaborent pour donner naissance aux premiers morceaux du LP qui doit voir le jour le 18 mars prochain. Un long processus qui s’explique probablement par la nécessité pour chacun d’apprendre à apprivoiser l’univers de l’autre. Si l’on retrouve bien sûr les tentations d’une musique du coin de la rue chez Madlib (“The Further Adventures…” de Quasimoto en atteste), la composante cosmico-psychédélique de certains travaux du producteur/rappeur originaire d’Oxnard le classe d’emblée dans sa propre catégorie, à part de tous les autres. Surtout centré sur sa propre musique, hyper-productif et dans sa bulle, Madlib reconnaît aisément ne pas trop écouter ce que fait le rap aujourd’hui, pas franchement intéressé, un peu ailleurs. Du moins en donne-t-il l’impression depuis qu’il s’est résolu à davantage apparaître dans les médias, après de longues années de silence qui ont construit cette image de mythe avant l’heure. Mais Madlib a déjà prouvé de nombreuses fois qu’il savait apparaître là où personne ne l’attendait, pour le meilleur comme pour le pire. Le voir se rapprocher d’un rappeur aussi accroché aux symboles street les plus évidents est une nouvelle illustration de la dimension caméléon du producteur. D’autant que les projets à 4 mains ont souvent été une démarche très prisée par Madlib, que ce soit avec Doom, Dudley Perkins, Dilla, Percee P et consorts.
Sur “Pinata”, Madlib démontre une nouvelle fois sa capacité à trouver un juste milieu entre son style propre et sa capacité à produire pour celui avec qui il travaille. D’autant que Gibbs possède cette image forte : d’original b-boy sorti des 80’s, ayant parfaitement digéré l’héritage gangsta du rap, sans trop en faire, loin des ponts pop-rap que certains voient d’un mauvais oeil. Une forme de rap à l’ancienne qui se marie idéalement avec la tripotée de samples soul-funk sortis des caisses de Madlib. Une fresque de la rue qui sait convoquer les moments les plus durs et marquants (‘Bomb’, en feat avec Raekwon) comme les envolées légères en hommage à la Californie et L.A. (‘Lakers’), toujours sur fond de vérité crue. En fond, derrière un mot ou une syllable, il y aura toujours un 9 millimètres ou un paquet de cailloux qui s’échange de la main à la main. C’est d’ailleurs l’une des grandes qualités de ce “Pinata” : faire sonner les sujets les plus sérieux sur des ritournelles soulful légères, presque indifférentes à ce que Gibbs raconte, la main sur le coeur (l’emblématique ‘Thuggin’, ayant ouvert la voie à ce duo singulier, ou le très bon ‘Robes’ en feat avec Domo Genesis et Earl Sweatshirt).
Loin des clichés du genre, la violence du quotidien banalisée, saluée par Gibbs, même. “And it feels so good, and it feels so right yeah”. Mais rien qui n’ira plus loin que quelques deals mineurs, l’addiction de junkies sans intérêt, le sexe de tous les jours. Gibbs ne vent jamais de rêves de grandeur incroyable, juste celui d’être ce qu’il est : ce thug du coin de la rue, qui continue son business et ne changera jamais. A l’image de la cover du disque, emblématique au possible : Gibbs sur son banc, fumant son joint, en jogging Addidas noir et blanc, encadré par cette espèce de peau de zèbre étrange. Un projet post-Blaxploitation, plus subtile que simplement gangsta, porté par une vision musicale originale, à l’image de ce que Gibbs et Madlib recherchent, chacun à sa façon.
Mais c’est peut-être là que le bât blesse. Ayant cherché à synthétiser deux visiosn, “Pinata” est un projet un peu au milieu du guet, qui peine à vraiment décoller sur la plupart des 17 morceaux. Habituellement salué pour sa technicité, Gibbs ne semble pas toujours des plus impliqués dans ce qu’il présente pourtant comme des récits qui lui tiennent à coeur, proche de son quotidien (du moins à une époque pas si lointaine). Pire, on se prend à l’entendre plus monotone et plat qu’il n’est en réalité, loin d’être habité dans toutes ses interventions. Si bien qu’on finit par se dire que les EP parus entre 2011 et 2013 contenaient en réalité les morceaux les plus intéressants et aboutis du duo. ‘Shame’ et son excellent sample de The Manhattans, ‘Thuggin’ ou ‘Deeper’ représentent en réalité la quintessence de ce que “Pinata” a à proposer. Autour, le bilan est plutôt mitigé, la formule tournant essentiellement en rond sans finalement parvenir à proposer autre chose.
Gibbs s’efface souvent derrière des invités triés sur le volet plutôt en forme mais dont le rôle reste un peu anecdotique dans ce type de projet hautement personnel. Scarface, Domo Genesis, Earl ou Danny Brown n’ont pas à rougir de leurs prestations, mais elles ne sont que des cerises sur un gâteau qui manque parfois un peu de saveur pour vraiment nous porter sur la longueur du projet. Il semblait légitime de s’attendre à retrouver un Gibbs haut en couleurs, impactant et marquant, personnage d’une fiction du quotidien qu’il aime à dépeindre dans ses morceaux. Mais il ne parvient que trop rarement à dépasser le rôle de narrateur, sans chercher à réellement impliquer l’auditeur émotionnellement. Une distance qui se retrouve dans sa stature de rappeur derrière sa carapace de virilité et de sérieux, imposant d’emblée une distance entre lui et ceux à qui il s’adresse. Une faiblesse évidente qui ne semble pas compensée par un second défaut très présent sur “Pinata” : le manque profond de renouvellement dans ce que Madlib propose, au final.
S’il est un producteur salué pour son travail au global, Madlib est sûrement le plus humain d’entre tous : capable de l’excellent comme du tristement passable. Inégal au possible, plus ou moins inspiré dans ce qu’il propose, si l’on retient habituellement les réussites qui parsèment sa discographie, l’auditeur attentif saura être juste et reconnaître que ces dernières sont équilibrées par un nombre certain de projets plus que dispensables. Si le récent “Rock Konducta Vol. 1” laissait entrevoir un Madlib inspiré et revenu aux affaires ces derniers mois, jusqu’à ce “Pinata”, le dernier véritable projet rap du producteur californien commençait à dater un peu. De quoi douter de sa capacité aujourd’hui à proposer un projet cohérent et percutant. “Pinata” est un projet travaillé avec application mais qui manque de cette folie nécessaire pour entrer complètement dans le disque. Celle dont on sait Madlib capable lorsqu’il va chercher les influences étranges et décalées qu’on lui connaît.
Prolongement logique de ces disques soul-funk arrangés au possible que Madlib affectionne tant, “Pinata” reste néanmoins timide dans l’utilisation des samples de son metteur en son principal. Paradoxalement, ce LP commun entre Madlib et Freddie Gibbs reste à ce jour sûrement le projet le plus important pour la carrière récente des deux protagonistes. Un Freddie Gibbs revenu aux affaires, après plusieurs déconvenues, d’une manière inattendue. Le voila aujourd’hui porté aux nues par toute une presse non-spécialisée qui écoute avec attention le résultat de cette collaboration singulière avec un producteur venu d’ailleurs. Pour ce dernier, sorti d’une période qui le voyait disparaître derrière ses propres mythes, “Pinata” est l’exemple parfait de ce qu’un parcours différent peut permettre d’atteindre, en-dehors des sentiers battus, tout en allant chercher quelques unes des figures les plus en vues du rap d’aujourd’hui. Devenu icône d’une génération qui n’a pas grandi en l’écoutant, Madlib y trouve là une forme de reconnaissance de son travail, sûrement découvert a posteriori par ceux qui suivent Gibbs depuis ses aventures avec Young Jeezy.
Pour comprendre “Pinata”, il faut voir plus loin que les 60 minutes proposées sur le disque. S’il est déjà un projet rempli de succès avant même d’être sorti chez Madlib Invazion, en tant que disque il est forcément une semi-déception. Il semblait logique de s’attendre à moins de garanties et davantage de prises de risque de la part de ces deux personnages légèrement en marge de ce tout ce qui se fait par ailleurs. Au final, l’idée est belle, mais ne sort jamais du cadre défini à l’origine. Un album qui contentera probablement les moins connaisseurs mais surtout qui fait pâle figure aux côtés des plus grosses productions du genre en 2014. Mais de part sa nature singulière, “Pinata” doit être remis dans une perspective plus large que celle de sa sortie immédiate. Au-delà des 17 morceaux, “Pinata” est un nouveau chapitre dans la carrière des deux musiciens. Au vu des parcours, il semble bien aléatoire de prédire ce qu’il adviendra de ce duo, mais il semble certain que cet album laissera une trace pour les prochaines aventures des deux protagonistes. A moins qu’une suite n’émerge plus rapidement que prévu, de manière toute aussi inattendue ? Rien ne nous permet aujourd’hui de totalement l’exclure. De quoi nous pousser à continuer de suivre de près le moindre mouvement de ce côté là.
Formats : CD, vinyle et digital, disponibles via Rappcats.