Ces derniers mois, les sphères électroniques ont connu plusieurs secousses qui sont significatives de la bonne santé de la scène : les édifices techno de Lucy et de Kangding Ray ; le footwork nouvelle génération de Thug Entrancer ; la house allemande et sans détours de Kassem Mosse, suivie de près par celle du 6th Borough Project ; les cocons créés par Francis Harris ; le chaos sonore de Perc ; ou encore le shot de vitalité insufflé par Untold au dubstep londonnien.
Pourtant, alors qu’il serait aisé de se laisser happer par ce tourbillon de nouvelles sorties, c’est une autre artiste, dont le dernier album date de la fin de l’année dernière, qui me hante : l’américaine Laurel Halo. Si ses deux albums (Quarantine en 2012 et Chance of rain en 2013) ont déjà recueilli bon nombre de louanges, il me semble nécessaire de revenir sur sa discographie qui, prise dans son ensemble, révèle une musicienne définitivement indispensable, à même d’être la chef de file de la musique électronique de demain.
King Felix (2010) et Hour Logic (2011)
Originaire du Michigan, Laurel Halo possède une formation musicale classique sur laquelle est venue se greffer la maîtrise de plusieurs types d’instruments, qu’ils soient à cordes (piano, guitare, violon) ou de nature électronique (synthétiseur, séquenceur, consoles et logiciels), offrant ainsi à la jeune femme un panel d’expression large où le style n’est pas limité par les compétences.
En 2010 et 2011, elle sort successivement, sur le label Hippos in Tanks, deux Ep : King Felix et Hour Logic. Sur le premier, elle propose une musique très synthétique, orientée vers le côté sombre de l’électronica des années 80, revendiquant une affiliation évidente avec la new wave (Supersymmetry) et plaçant sa voix par-dessus des beats poudreux, un peu à la Emilie Simon (Embassy). Tandis que sur le second, Hour Logic, sa voix, lorsqu’elle ne disparait pas complètement, passe au second plan et se retrouve partie prenante d’une techno fortement influencée par le son de Detroit (Aquifer). Les rythmes se radicalisent, tout en invitant à la danse, et des ponts se créent avec la musique industrielle (Head).
Désarçonné par le changement de style, on s’imagine alors naïvement que Laurel Halo est une artiste en développement qui se cherche. Malgré la richesse des deux Ep, les difficultés pour la situer sur l’échiquier électronique suscitent l’envie de la voir se révéler pleinement sur un long format.
Quarantine (2012)
Lorsque Quarantine, son premier Lp, sort en 2012 chez Hyperdub, soufflé par la personnalité des douze titres qui le composent, on se dit que ça y est, elle a trouvé sa voie. Un chant halluciné guide des morceaux à l’approche clairement expérimentale et aux développements ambient. A la fois accessible et repoussant, Quarantine apparait comme une version radicalisée des propositions artistiques de Björk : de la pop qui ne se laisse pas facilement découvrir, ou encore de l’electro beatless qui refuse la facilité d’emporter l’adhésion par un rythme excitant.
Le concept de quarantaine s’appliquant aussi bien aux être humaines qu’aux datas corrompus, Laurel Halo y décrit un monde déshumanisé, empli de distorsions électroniques et de détails désorientant, où règne la sensation d’isolement. Et comme l’album transpire aussi de présence humaine, notamment au travers de son chant affecté, on croit y déceler l’opposition classique homme/machine, organique/digital qui titille depuis toujours les musiques électroniques. Pourtant il apparait rapidement que la voix de Laurel Halo, dissonante, presque robotique – alors qu’en réalité elle n’est absolument pas retravaillée afin justement de conserver les imperfections de la voix humaine –, incarne la principale source de diffusion de la solitude et de la mélancolie qui planent sur l’album – confère les paroles de Tumor : « Caught behind the wall of tears/ Distorted liquid image of you/ The signal keeps cutting out but one thing is clear/ Nothing grows in my heart, there is no one here » –, tandis qu’au contraire le chaos digital a quelque-chose de chaleureux et de vivant.
Quarantine inverse les rôles et interroge notre rapport à la technologie, ce monde où l’homme se retrouve seul et physiquement inactif devant son ordinateur, alors que l’information et le réseau grouillent de vie. Le digital y est très humain et l’humain très digital, et l’album définit aussi bien la machine que l’homme comme générateur à la fois de peur, d’anxiété et d’isolement, et en même temps de chaleur et de partage. Si je devais associer ce disque à une œuvre visuelle, ce serait Serial experiments Lain, la série d’animation de Ryutaro Nakamura. Les outils séparent-ils les hommes ou encouragent-ils leur rapprochement ? La voix de Laurel Halo prend toujours le contrepied des instrumentations et ne semble jamais vouloir s’y soumettre. Quand la musique se fait placide, c’est la voix qui génère de l’appréhension (sur Years, elle rappelle les invocations shamaniques chères à David Tibet). Mais quand, à l’inverse, elle devient caverneuse, pour ne pas dire apocalyptique, le chant se transforme en une complainte rassurante. Question de relativité peut-être.
Magnifique et émotionnellement impactant, tout en s’inscrivant dans la lignée de Thomas Köner et Christian Fennesz, Quarantine a tout d’une pièce maitresse de la musique contemporaine, qui conjointement détourne les modèles pop (les « just wanna be with you ! » de Holoday) et rend le sound design plus accessible.
On aime bien s’imaginer que le dernier titre d’un disque joue le rôle d’indice destiné à faire deviner la suite. Et comme Quarantine se clôturait sur le doucereux Light + Space, marqué du sceau de Brian Eno, on s’attendait à ce que Laurel Halo devienne une chantre de la musique conceptuelle.
Behind the Green Door (2013) et Chance Of Rain (2013)
Publié sur la première moitié de 2013, l’Ep Behind the Green Door brouille à nouveau les pistes avec un premier titre, Throw, soutenu par un piano arrangé et une suite qui transpire la uk bass music sans pour autant chercher à se rattacher à une chapelle. Mais surtout les voix ont totalement disparu et la machine a remporté la partie. Combien d’artistes qui se sont démarqués par leur voix décident-ils d’abandonner celle-ci en beau milieu de parcours ? A partir de là, on réalise que les deux premiers Ep n’avaient rien de brouillons sur lesquels Laurel Halo gribouillait des bribes d’identité. Non ils étaient déjà des œuvres à part entières au sein de la discographie d’une artiste qui conçoit chaque projet comme une pièce unique complètement isolée, à la personnalité forte et définie. Les ambiances sombres y sont toujours présentes, comme s’il s’agissait d’une version remixée de Quarantine où les voix auraient été troquées contre des rythmiques. Sur Noyfb, alors qu’on commence à s’installer confortablement dans la chanson, le clavier se met à hurler et un beat à s’auto-asphyxier, rappelant les cris du précédent album qui venaient semer la terreur.
Puis, alors qu’on s’attendait à un nouveau changement de direction – jamais trois sans quatre – Chance Of Rain, son second album publié fin 2013, prolonge étonnement l’univers de Behind the Green Door. A ce stade du papier, on aura compris que, malgré toute ma bonne volonté, il est impossible d’identifier des schémas dans la musique de Laurel Halo. Tout ce qu’on peut dire, c’est que certains artistes à force de jouer tout le temps la carte de l’imprévisibilité finissent pas en devenir prévisible, et que ce n’est jamais le cas de l’américaine. Il s’agit ainsi d’un album post-house passionnant de bout en bout, plein de points d’entrée et de points de rupture.
Les chansons, qui sur le papier n’ont vraiment pas les allures de tubes, se révèlent à l’écoute. Pointant du doigt la scène de bal à l’auditeur sans jamais l’inviter à la rejoindre, elles jouent intelligemment de la frustration (Oneiroi). On retrouve la confrontation des sensations déjà présente sur Quarantine, et j’adore par exemple comment Serendip est simultanément super agréable à écouter et parfaitement oppressante. Si Laurel Halo aime les expérimentations, elle ne fait jamais table rase du plaisir auditif propre à ses influences techno. Le piano y occupe une place de choix et parfois une mélodie jazzy apparait au beau milieu d’un titre (Chance of Rain), un peu comme si une musique tierce venait, sans la moindre sollicitation, de se lancer dans un onglet de Chrome. Mais le temps qu’on essaye de découvrir d’où vient ce piano déformé, c’est déjà trop tard, la mélodie a filé et la chanson retourne à nouveau le cerveau à toute allure.
Laurel Halo ne fait pas dans la catharsis. Elle n’essaye pas d’exprimer des sentiments refoulés, mais juste d’agrandir encore et encore le champ des possibles, et de proposer de nouveaux moyens d’exprimer les émotions (les émotions en général, pas les siennes). Son parcours à la fois académique et personnel pourrait l’amener très loin. En tout cas, je guète aujourd’hui la moindre de ses sorties, non sans impatience. Aux dernières nouvelles, elle aurait quitté New York pour Berlin, et il y a fort à penser que de nouvelles mutations sont à prévoir. Detroit, Chicago et maintenant Berlin… on peut même imaginer qu’elle vise la sainte trinité électronique.