Bron, Tunnel, The Bridge : comment faire voyager une série
Un corps est déposé très exactement à cheval sur la frontière, obligeant la police des deux pays voisins à coopérer dans la poursuite du meurtrier. De ce point de départ très futé, on entre dans un polar complexe décliné en trois versions différentes. La série originale qui sévit entre Suède et Danemark, Bron pour les uns, Broen pour les autres, a connu deux rejetons. L’un entre Mexique et Etats-Unis, The Bridge, l’autre Tunnel, entre France et Grande-Bretagne.
Les remakes de série et autres adaptations sont fréquents, surtout aux Etats-Unis : In treatment et Homeland sont adaptées de programmes israéliens, The killing d’une série danoise, Life on Mars, House of cards, The office ou Shameless de programmes anglais, et même – tenez-vous bien – actuellement une adaptation de la série française les Revenants. Il n’empêche que la sortie simultanée de trois déclinaisons d’une même série donne un peu le tournis.
Il est fortement déconseillé de visionner les 3 versions, même espacées de plusieurs semaines. Choisissez-en une et tenez-vous y. L’histoire principale est strictement la même, et vous en prenez à chaque fois pour près de 10 heures, alors autant éviter l’overdose qui vous ferait prendre en grippe une série d’excellente facture. De préférence, on conseille de s’en tenir à l’originale, et ce n’est pas exactement par snobisme, comme on va s’efforcer de le démontrer.
Adapter, est-ce bien raisonnable ?
Comme en musique, il arrive qu’un remake, une reprise, soit meilleure que l’originale, il n’y a pas de dogme à avoir en la matière. Dans les deux cas, deux options se présentent, entre adaptation et copie.
Une spécialiste de Balzac écrit ceci à propos des films tirés de ses œuvres : “Cessons donc de porter un jugement moral sur l’adaptation en gémissant sur les péchés qu’elle commet contre l’oeuvre littéraire, infidélité, trahison, violation, etc. Au lieu de chercher dans l’adaptation l’oeuvre adaptée, nous ferions mieux d’être attentifs à l’apport du cinéaste, à l’écart qu’il introduit dans son interprétation de l’oeuvre et de juger le film comme film en soi. La notion d’écart – divorce ou tension – entre le texte et sa relecture, qui refait le texte et le défait à la fois, comporte toujours une fécondité.” Anne-Marie Baron, L’année balzacienne, 2011.
En l’occurrence, quels sont les écarts de la recréation ?
Dans Tunnel, c’est à peine si le scénario a subi de menues retouches. La seule liberté consiste à introduire un personnage de barbouze et une histoire secondaire bien vue dans l’air du temps (une force antiterroriste aux pouvoirs exorbitants), pour ajouter un peu de chair à un élément du script original. C’est d’ailleurs le paradoxe de cette version. Le seul ajout a une dimension politique, alors que la lecture politique de Bron/Broen a plutôt été rabotée dans cette version franco-anglaise.
L’autre touche originale de Tunnel est visuelle. L’image très blanche est au moins aussi soignée que dans l’originale. Mais l’attention portée au cadre est poussée encore un cran plus haut, comme celle portée aux décors. Le travail des décorateurs est digne du cinéma. La tendance de l’époque étant plutôt à mettre le paquet sur les filtres de couleur (c’est la méthode Bruckheimer), les effets numériques et des centaines d’heures de post-prod, cette attention old school portée aux détails des décors fait plaisir à voir.
A cet artisanat s’opposent les choix de The Bridge. La qualité graphique de l’image est un peu moins maniaque, ce qui n’empêche pas quelques plans de toute beauté. Les responsables de cette déclinaison, Meredith Stiehm et Elwood Reid, sont des stars. Ils ont travaillé ensemble sur le must de Stiehm, Cold case, série policière réputée. Elle s’était déjà fait les dents sur Urgences et NYPD blue, et lui sur une autre adaptation actuellement en production, Hawaii 5-0, après avoir co-écrit Close to home. Les polars, ça les connaît, et le binôme est l’un des plus aguerris à la mécanique des séries.
Que ce soit par excès de confiance ou par la faute du producteur, toujours est-il que ces rois du petit écran on fait de mauvais choix. Mais il faut leur reconnaître un réel mérite, d’avoir tenté. Car à quoi bon adapter si c’est pour ne rien apporter ? C’est la principale limite de Tunnel : elle n’apporte rien. Mais à l’inverse, Stiehm et Reid ont voulu trop en faire. L’histoire originelle est complexe, touffue, et voilà qu’il ajoutent de toute pièce une trame supplémentaire, qui vire progressivement au grotesque.
Mais avaient-ils tellement le choix ? Lorsqu’on se penche sur ce qui fait le sel de Bron/Broen, on réalise qu’une adaptation américaine était vouée à l’échec.
Vertus suédo-danoises
On perd deux choses au moins en ne regardant pas la version d’origine. Bron/Broen joue subtilement des différences linguistiques, le danois et le suédois sont suffisamment proches et suffisamment éloignés pour que d’un pays à l’autre on comprenne des bribes, mais pas tout. On aurait pu retrouver cela dans un remake entre l’Espagne et le Portugal, par exemple. Ne parlant ni danois ni suédois, je ne suis pas capable de saisir en une phrase, à l’accent, la nationalité du locuteur. Si vous avez vu la VO sous-titrée, vous aurez en mémoire que ce détail n’est pas sans importance.
Le second avantage de la version d’origine est qu’elle est filmée à une latitude bien plus élevée que ses reprises. Les images en plein jour sont rares, car l’action est filmée en hiver où la nuit envahit tout. Le filmage y gagne en trouble, en noirceur, et la relative lenteur passe facilement car la nuit tout avance comme au ralenti.
Si l’on veut saisir la difficulté d’une adaptation de la série, on doit rappeler des trivialités. Les pays scandinaves ont une criminalité basse à l’échelle de la planète, on dénombre moins de 50 meurtres par an au Danemark, environ 90 en Suède (entre 800 et 1000 par an en France selon les années, plus de 12’000 aux USA et le double au Mexique).
Le pont ne relie pas seulement les deux pays, mais directement leurs capitales. Ce sont des théâtres privilégiés pour des actions terroristes à fort contenu politique, ce qui est le point de départ du scénario. Tout aussi logiquement, les unités d’élites anti-criminalité sont basées dans ces villes, ainsi que les principaux journaux et leurs reporters les plus réputés.
La plupart de ces ingrédients disparaissent lorsqu’on déplace l’intrigue entre Calais et Douvres, entre El Paso et Juarez. Tunnel se trouve en déséquilibre entre Calais et Lille, métropole régionale, et Douvres, dont il n’y a rien à dire. La production franco-anglaise a du ruser, louvoyer. La déclinaison américaine est plus claire, car aux capitales scandinaves s’oppose le provincialisme le plus total.
Ces lieux sont loin du pouvoir, loin des journaux à audience nationale, et loin des unités de police d’élite. D’ailleurs aux Etats-Unis, le FBI a une compétence nationale pour tous les crimes « fédéraux ». Dans The Bridge, le FBI fait une apparition mais sans qu’on comprenne vraiment pourquoi les flics d’El Paso sont rapidement seuls sur l’affaire à nouveau. Un public lambda est capable de relever cet invraisemblance grossière.
Un arrière-fond de politique
L’immigration et les discriminations occupent une place de choix dans le récit original. Là, soudain, on devient avide de comparer les trois versions. On en appelle même d’autres de nos voeux pour savourer comment chaque déclinaison révélera les zones d’ombre de chaque pays, chaque culture politique. Pourquoi pas une version entre Afrique du Sud et Angola, entre Argentine et Brésil, entre Turquie et Grèce?
La bonne idée américaine est sordide mais logique. Puisque le scénario prend comme point de départ une jeune femme disparue, alors autant parler de la réalité des villes frontalières mexicaines. Ciudad Juarez est le pire endroit pour une femme sur toute la planète. Cette ville moyenne du nord du Mexique a été le siège d’une folie meurtrière contre les femmes. Les échos de ces affaires sont arrivés affaiblis jusqu’à nos côtes, mais pour le public mexicain et américain des états frontaliers c’est plus qu’un fait divers, c’est une horreur éminemment réelle.
Dans les déclinaisons européennes de la série, les inégalités sociales et le sort des immigrés occupent beaucoup plus de place, du moins durant les deux premiers tiers de l’histoire. Dans The Bridge les questions sociales restent abordées de biais, même l’immigration. Pas un mot sur le mur construit récemment par les Américains pour contrecarrer la venue de Mexicains. Rien sur les patrouilles incessantes et les milices clandestines qui pourchassent les wetbacks. Rien encore sur l’immense population de clandestins dans tout le sud des Etats-Unis. Les questions sociales et l’immigration sont au contraire fortement intégrées au scénario original. L’appartenance d’une victime à l’extrême-droite est même utilisée très judicieusement.
En effet la première saison de Bron/Broen (dont la 2e a été diffusée récemment) ouvre de très nombreuses histoires secondaires. D’abord séparées de la trame principale, ce qui les y relie apparaît progressivement. De sorte que malgré la multiplication des intrigues elles finissent toutes par se fondre dans une même histoire. C’est là que survient le problème d’adaptation. Les responsables de The Bridge font exactement le contraire. Au mépris des fondamentaux de l’écriture sérielle, et surtout au détriment de la solidité du propos, qui s’éparpille et nous laisse de plus en plus indifférents. D’autant plus que les personnages subtils y sont tirés vers des archétypes.
Oser les anti-héros
Les cultures narratives, heureusement, ne sont pas partout identiques. Les Français, par exemple, présentent volontiers les femmes scandinaves comme des amazones n’ayant pas peur de prendre l’initiative sexuelle. Les latins, eux, témoignent envers les hommes adultères une certaine indulgence, même lorsqu’il s’agit d’un président de la République. Par comparaison, les coucheries de Bill Clinton avec Monica Lewinski ont manqué de peu de mettre fin à son mandat.
Ces différences culturelles instillent de légers décalages entre les trois déclinaisons de la série. Sur le plan sexuel d’abord. La suédoise Saga, personnage asocial à la limite de l’autisme, entretient ouvertement avec ses partenaires sexuels une relation quasi hygiénique. Son incompréhension pathologique des codes sociaux est la grande originalité du personnage, tantôt ressort dramatique tantôt comique. Son anormalité n’handicape pas son statut d’héroïne, elle le renforce.
Néanmoins c’est son binôme masculin qui est un séducteur, doté d’un sexe incontinent (un 5e enfant en route, avec une seconde épouse) que seule la vasectomie jugule. Cette dernière est rapidement évacuée dans Tunnel, la vasectomie étant un sujet tabou en France.
Le policier masculin du binôme, dans les trois cas, commet avec un témoin un adultère dont les conséquences seront catastrophiques. Visiblement le sexe hors mariage est plus grave aux yeux des auteurs américains qu’à ceux des européens. La sexualité de l’américaine Sonia est presque inexistante, la liberté sexuelle est plutôt une marque de déviance dans The Bridge : une cheffe de cartel se fait lécher pour sceller un pacte, une héritière embarquée dans des histoires louches saute sur son ancien amant alors qu’on vient à peine d’enterrer son mari…
Le sel de Bron/Broen est aussi la complexité des personnages principaux. Ils ont une vraie psychologie et ne sont pas tout blanc. Leurs défauts et erreurs ne sont pas anodins. Ces ambiguïtés sont largement gommées dans The Bridge. On veut bien que Sonia soit asociale, mais à condition de fournir une explication touchante, et le plus tôt possible, un traumatisme qui nous la fait prendre en pitié et l’excuser. Pensez-donc, une femme qui ne dit pas « merci », il doit bien y avoir une raison atroce là-dessous. Pour la même raison, la sexualité de Sonia est nettement moins débridée que celle de son modèle, c’est une des conditions pour éviter qu’elle devienne un anti-héros. Son collègue mexicain Marco est dans le même cas. Passe encore qu’il ait une tendance à l’infidélité, à condition qu’il en paie le prix fort, au point qu’on le plaigne à son tour.
Le nouveau polar français, lorsqu’il apparut sous la plume de Manchette et ses épigones et jusqu’à une Manotti, est un polar social, volontiers politique. Les auteurs anglais se débrouillent assez bien de leur côté. C’est justement une dimension importante de Bron/Broen, correctement reprise dans Tunnel. Les injustices et les hypocrisies sociales y sont dénoncées avec férocité. Dans The Bridge, le propos social a disparu. C’est d’autant plus surprenant que Cold Case, la série phare de Stiehm, mettait constamment l’accent sur les luttes pour l’égalité et les droits sociaux. Mais Stiehm n’est pas seule aux commandes, et il faut, pour finir, s’interroger sur la place qu’elle occupe dans ce dispositif et les choix du scénario.
Le pays où on tue les femmes
Ciudad Juarez. Tristement connue des ONG et des féministes, ou encore des connaisseurs de faits divers. La ville, dominée par les cartels, est l’un des endroits les plus dangereux de la planète. Mais il l’est plus encore pour les femmes : environ 400 torturées et assassinées entre 1993 et 2008, et au moins 500 disparues.
Des dizaines d’articles, de livres et de documentaires ont été consacrés aux disparues de Juarez.
Tout le contraire de Copenhague ou Stockholm, villes épargnées par les homicides. Pour une étrange raison, Stiehm et Reid ont fait deux choix scénaristiques qui les écartent de la série d’origine. Deux choix… qui se contredisent. Le premier n’a qu’un rapport lointain avec Juarez, puisque le tunnel clandestin devient l’objet d’une intrigue parallèle de plus en plus déconnectée du fil principal. Pire, alors que le tunnel est d’abord exploité pour faire passer des migrants sans visa, il devient l’objet d’un grotesque trafic d’armes sorti de nulle part. C’est d’autant plus dommage que le second parti pris a été de mettre les disparues de Juarez au cœur de la série. Dans The Bridge, lorsque le scénario initial se termine il reste encore deux épisodes complets, qui seront focalisés sur ces disparues.
Les scènes liées à ces disparitions sont parmi les plus fortes. Le mur couvert de portraits de ces jeunes femmes. La file de mères à l’entrée du commissariat demandant qu’on enquête sur leur enfant. Ou encore cette séquence glaçante où une colline entière est couverte de parents fouissant le sol à la recherche de la dépouille de leur enfant.
L’idée aurait pu être bonne, à condition d’être bien arrimée à la proposition initiale. L’échec des showrunners est d’autant plus dommage que ces faits réels sont une mine pour des scénaristes et méritent de continuer à être dénoncés avec vigueur. Ce n’est pas en noyant ce propos dans des histoires d’alcoolisme et de contrebande qu’on rendra justice à ces femmes torturées et massacrées. D’une manière générale, le trop plein nuit au scénario. C’est le tort principal des showrunners, dont on dirait qu’ils n’ont pas réussi à se mettre d’accord, chacun imposant son histoire juxtaposée aux autres.
Un mal pour un bien ? Se détacher du modèle
On sait aujourd’hui que, comme son modèle nordique, The Bridge a été renouvelée pour une saison 2. Ce qui fut un boulet dans la saison 1, ce mélange hétéroclite d’histoires trop mal reliées, pourrait devenir un atout. Les USA étant par excellence le pays des tueurs en série et des fictions qui leurs sont consacrées, une nouvelle saison centrée sur les disparues de Juarez pourrait faire de l’audience tout en ouvrant l’opportunité d’un brûlot féministe ou du moins d’une histoire hors norme.
Lorsqu’une série déclinée d’une autre dépasse la première saison, c’est l’occasion de se détacher complètement du modèle. Partant de là, on aurait été tenté de voir comment Stiehm allait engager la future saison de The Bridge autour de ce fémicide hors du commun. Or elle quitte le programme pour revenir travailler sur la nouvelle saison de Homeland qu’elle connait bien. The Bridge y gagnera sans doute en cohérence, mais pour ce qui est de l’intérêt, c’est sans doute déjà trop tard. On imagine mal Reid, l’homme aux commandes de Hawaii 5-0, porter une intrigue politique, et féministe encore moins (surtout sur FX). A lui de nous faire mentir.
La leçon du jour est qu’on ne transbahute pas une histoire d’un pays à un autre sans accroc. Les meilleures histoires ont les deux pieds dans un terroir bien précis qui contribue à leur mécanique. Lorsqu’une histoire est pauvre au départ, elle laisse de la marge pour une adaptation et des améliorations. Mais dans le cas de Bron/Broen, la meilleure chose à faire était d’acheter la série telle quelle et de ne toucher à rien. Qui eut cru qu’il faille à ce point être géographe pour devenir scénariste…
On a délibérément privilégié dans cet article la comparaison et les divergences entre les trois séries. Au risque de laisser de côté leurs qualités communes, par exemple une originale et belle relation entre le policier masculin et son fils aîné. Comparer les trois versions a quelque chose d’un jeu de miroirs déformants. L’exercice révèle avant tout la difficulté de transposer une histoire lorsque ses créateurs l’ont bien ancrée dans un contexte local. Raison de plus pour mettre en doute la manie américaine de reproduire d’excellentes séries étrangères en les affadissant. Économiquement, on comprend aisément le calcul. Mais en tant que spectateur, on n’a qu’un seul conseil : suivez Bron et oubliez The Bridge.