Ah, le Disquaire Day. Cette année, tu as fait ton blasé. Des disques, tu en achètes toute l’année. Tu tutoies ton dealer de cire noire, avec toi il ne risque pas de faire faillite, quand tu rentres dans son magasin il sait qu’il va faire son chiffre d’affaires de la journée. Alors se lever un samedi matin pour poireauter des plombes et claquer son fric dans des disques que tu n’écouteras pas plus d’une ou deux fois, non merci. Tu as déjà donné les années précédentes.
Mais la curiosité est plus forte que tout. Quelques jours après l’événement, tu as vu ce papier publié sur le site de Rolling Stone sur les ventes record du Record Store Day aux États-Unis. Avec les classements ad hoc. Tes yeux se sont arrêtés sur celui des singles. Numéro 1, Nirvana, logique avec le vingtième anniversaire de la mort de Cobain. Juste derrière à la deuxième place, surprise. Pas Bowie, pas The Cure, même pas Fleetwood Mac. Non.
En deuxième place, tu as du mal à le croire, mais c’est le split single Devo/Flaming Lips.
Devo, quoi. C’était quand la dernière fois que tu les as écoutés sérieusement? Il y a dix ans peut-être, quand tu avais mis la mains sur quelques-uns de leurs CD et que tu en avais fait des MP3 à la va-vite. Quelques écoutes rapides et tu avais décidé que seuls les enregistrements des débuts, ceux publiés sur Q : Are We Not Men ? et Hardcore valaient le coup. Bon, et puis Whip It, aussi, leur plus gros succès. 1975-1980, à la louche. C’est loin. Au vu du compteur de lectures de ton iTunes qui frôle le zéro pour la majorité des titres, ça ne t’a pas particulièrement passionné, Devo.
Mais bon, ce split single, il t’intrigue et tu trouves le moyen de l’écouter. Sur les deux faces, Gates of Steel joué en live, une version par Devo, une autre par les Flaming Lips. Honneur aux anciens, tu passes leur version en premier. Et là, bam.
Ce foutu titre te donne envie de… De sauter et de courir partout en short ou en combinaison jaune avec un pot de fleur sur la tête (pardon, un « energy dome »). De hurler dans un micro avec une voix haut perchée et mécanique. De lever le poing au ciel, jambes légèrement écartées. Un peu comme ça en fait :
Ce morceau est incroyablement jubilatoire. Et tu ne t’en rends compte que maintenant.
Devo, tu t’en souviens maintenant, c’est ce groupe qui a érigé la régression au rang d’art. Le crétinisme assumé mais intensément réfléchi, voire théorisé. Devo, tant sur disque que sur scène, c’est une petite boutique des horreurs US, un miroir à peine déformant tendu à la face d’une Amérique dont le déclin est amorcé. Sous couvert de riffs punk nerveux, de rythmiques robotiques et de gimmicks rigolos, ces gars de l’Ohio dressent un portrait dérangeant de leur pays.
Et Gates of Steel dans tout ça, tu te demandes ? Tu as beau chercher mais ce n’est pas très clair. Tu tombes même sur une vidéo où Wayne Coyne des Flaming Lips, avant de reprendre le morceau sur scène, avoue : « On n’est pas tellement sûr de ce que Devo voulait raconter avec cette chanson… » Mais il y a ce côté libérateur. Défoulons-nous tant qu’il en est encore temps. C’est aussi ce que semble dire, en creux, le bassiste Gerald Casale : « Quand on a écrit la chanson je travaillais dans un centre de désintoxication. J’avais besoin d’un exutoire ». Il y a aussi cette phrase qui t’interpelle, « half a goon and half a god ». Moitié crétin, moitié divin. Toi aussi comme le frontman des Flaming Lips, tu ne sais pas trop à quoi cela fait référence, mais tu trouves que cela résume très bien Devo, vénéré depuis des années par de nombreux fans inconditionnels mais, en même temps, passablement stupide pour le non-initié.
Mais fondamentalement tu t’en fous du sens profond de tout cela. Quand tu écoutes Gates Of Steel, tu déconnectes, tu fais de l’air guitar comme si tu avais 15 ans à nouveau, le morceau te reste en tête pendant des heures. C’est bon, un point c’est tout. Et rien que pour ça, parce qu’on y trouve toujours quelques pépites exhumées sur vinyle, tu te bougeras pour le prochain Disquaire Day.