Autant King Crimson ne mérite pas d’être prisonnier de l’étiquette prog (confère ce papier de Christophe Gauthier en début de semaine), autant les clichés hippies attachés au Grateful Dead sont 100 % vrais. Les t-shirts tye-dye, les concerts de quatre heures, les jams d’une demi-heure, les potes Hell’s Angels, le public de fans à la vie à la mort – les Deadheads, presque une secte – dont une partie va se mettre à suivre le groupe de date en date, lors des tournées, les parkings des stades où il se produit se transformant en marché aux puces où l’on trouve tous les accessoires pour se défoncer, patchouli et tissus « ethniques »… Et il y a bien sûr cette vieille vanne : « Hé, c’est quoi, cette musique de merde ? », se demande le hippie en manque de dope – Le Grateful Dead ! (elle marche aussi avec le rasta et le reggae). Après ça, il ne reste plus qu’à fermer le ban en ricanant. Le Dead, c’est mort, une affaire entendue.
Sauf que non. Entendus, les porte-drapeaux de l’acid-rock de San Francisco, époque Summer of Love, ne le sont plus depuis longtemps, hors de leur cercle (renouvelé de génération en génération) de fans, limité aux Etats-Unis. Et écoutés, encore moins. Significativement, quand une nouvelle scène psyché (plus garage qu’émolliente, il est vrai) est apparue dans la baie de San Francisco il y a quelques années, autour de Thee Oh Sees, aucun de ses acteurs n’aurait songé à se revendiquer de ses aînés locaux.
Je serais sans doute resté sur ces idées reçues si je n’avais vu Philippe Robert, éminent spécialiste des musiques expérimentales (noise, free jazz, freak folk, psyché, etc.), régulièrement relayer la série Summer of Dead du site Doom & Gloom From The Tomb (consacré aux bootleges) sur son propre Tumblr Merzbo-Derek (à suivre absolument). Le principe de la série est simple : choisir un show du groupe par an. Une tâche colossale, si l’on sait que non seulement le Dead a donné énormément de concerts, de fin 1965 à 1995, date de son arrêt, suite au décès de Jerry Garcia, et que pratiquement chacun d’eux a été capté. Généralement dans de bonnes conditions. D’où l’intérêt d’un fil d’Ariane pour effectuer ses premiers pas dans ce labyrinthe d’enregistrements live.
Pourquoi autant ? Pour comprendre, il faut remonter à la genèse du groupe. D’abord un jug-band formé autour de Ron « Pigpen » McKernan, fan de blues, chanteur, harmoniciste et organiste haut en couleurs, avec sa pilosité faciale et son éternel chapeau de cuir, de Jerry Garcia, guitariste issu du folk, et de Bob Weir, guitariste plus rock. Puis un garage-band mineur sous le nom de Warlocks, avec l’arrivée du bassiste Phil Lesh et du batteur Bill Kreutzmann.
Avant de devenir le Grateful Dead, et de faire une rencontre déterminante : celle de Ken Kesey (l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou) et des Merry Pranksters, sa bande de freaks, qui traversent les États-Unis dans un bus scolaire repeint de couleurs fluo en évangélistes du LSD. Kesey et les Pranksters organisent ainsi des acid tests, des spectacles totaux destinés à faire éprouver l’expérience psychédélique. En Californie, pour la partie musicale, le Grateful Dead devient le groupe attitré de ces happenings. Et, comme de juste, il se met lui-même au LSD. Une substance pas encore illégale (cela viendra en 1966 en Californie, et en 1968 à l’échelon fédéral).
Presque toute la drogue psychédélique qu’on trouve sur la côte Ouest est produite par un certain Owsley « Bear » Stanley III. Outre ses talents de petit chimiste qui lui valent le surnom de Roi de l’acide et une fortune rapide, le bonhomme est aussi un passionné de son.
Il devient aussitôt l’ingénieur du son attitré de la bande, qu’il enregistre dès lors systématiquement, afin de mieux mixer les concerts ultérieurs. C’est aussi lui qui concevra, au début des années 70, le Wall of Sound (rien à voir avec celui de Spector), un système de sonorisation surpuissant et d’une haute-fidélité inégalée, situé derrière les musiciens, mais qui s’avérera si coûteux à trimballer que le groupe ne l’utilisera qu’en 1974, pour revenir à une sono plus traditionnelle.
Tout cela ne relèverait que de l’anecdote si le groupe n’avait pas toujours considéré la scène comme son élément, bien plus que le studio. Et surtout si, sous l’influence de l’acide – mais aussi de musiciens de jazz, John Coltrane en tête –, le Dead n’avait pas muté, sur la période 66-69, en une machine à improviser. Même s’il dispose de trois chanteurs, Pigpen, Garcia et Weir, aucun n’est à proprement parler un grand vocaliste, et le groupe développe les parties instrumentales. Il allonge d’abord des standards du blues, du folk ou de la soul avant d’assez vite mettre au point ses propres rampes de lancement pour décoller vers de nouveaux horizons, comme “That’s It For The Other One” ou “The Eleven”. Et surtout “Dark Star”, à l’origine un single de 2 minutes 44, qui pourra s’étirer jusqu’à plus de trois quarts d’heure.
Frontman attitré à l’origine, Pigpen, plus porté sur la dive bouteille que sur les buvards, se verra rapidement relégué au second plan, épaulé par un second clavier de 68 à sa mort, en 73. C’est ainsi que les regards – et surtout les oreilles – se focalisent sur Jerry Garcia, guitariste intarissable et imaginatif au touché d’une rare finesse. Au risque de minimiser le rôle du reste du groupe. Fournissant davantage qu’un simple accompagnement, un tapis harmonique et rythmique (enrichi par l’apport d’un second batteur/percussionniste musicologue, Mickey Hart) d’une étonnante diversité, subtil, d’une énergie douce et d’une rare cohésion. C’est sans doute ce qui surprend le plus, en se plongeant dans cet océan de live : peu de déchets, d’égarements sans issue, de jams invertébrées (de celles qui justifieraient la vieille blague), juste parfois quelques dérives atonales sur le fil du rasoir. À croire que, miraculeusement, le LSD avait synchronisé les musiciens du Dead.
À partir des années 70, le groupe évolue dans d’autres directions. En renouant avec une forme de chanson plus ancrée. Sous l’impulsion de Garcia, le Dead commence par s’accorder une – délectable – parenthèse largement acoustique de retour aux racines folk, country et bluegrass, puis il consolide ses acquis, passe à d’autres drogues, s’institutionnalise, et finit même par pénétrer – une seule fois, mais le symbole est fort – le Top 10 des charts avec “A Touch Of Grey”…
N’empêche, à l’issue des années 60, pour l’essentiel, la messe était dite. Et se (re)plonger – à condition de ne pas être allergique aux solos de guitare et d’oublier les clichés – dans ces témoignages d’une des périodes où le rock est allé le plus résolument de l’avant, quitte à s’égarer dans des impasses, se révèle souvent passionnant. Et gratifiant. Même sans dope.