Épisodes de la vie des mantes religieuses de Louis Calaferte
D’aussi loin que je me rappelle, c’est à un livre de Louis Calaferte que je dois mon dépucelage de la littérature pour adultes. Avec lui, je suis entrée dans un univers trouble où les mots revêtent des sens jusqu’alors inexploités et dont la lecture change à jamais le regard qu’on porte sur le monde. Je me souviens d’une chambre d’étudiant sombre et chaude, où un amant m’a mis La mécanique des femmes dans les mains, m’enjoignant de le lire à voix haute, sans jamais m’arrêter quoi qu’il se passe. C’était quelques heures avant de passer le bac. En 24 heures, j’étais devenue adulte et pervertie, une page était définitivement tournée. Je me suis longtemps dit que c’était sûrement pour cet usage que Louis Calaferte avait écrit ses livres.
Je n’ai plus jamais relu La mécanique des femmes. Plus de 10 ans après, le souvenir est encore vivace, un peu émouvant. Pourtant rien ne m’a empêché de plonger dans ces Épisodes de la vie des mantes religieuses, énième déclinaison des sujets fétiches de l’auteur.
Chez Calaferte, la vie et la mort c’est le sexe. Un sexe sale, poisseux, animal. Le sexe comme une lutte à mort, la verge comme un poignard. Ses phrases courtes sont autant d’images, d’odeurs, de sensations de poussières, de transpiration. Des phrases courtes tellement fortes qu’elles coupent la respiration, qu’elles agressent, qu’elles épuisent.
Dans Épisodes de la vie des mantes religieuses, Louis Calaferte revient sur les femmes de sa vie. Des initiales sans visage et sans poésie, sa mère, ses sœurs, des prostituées. Toutes réunies dans son esprit par l’agressivité de leur sexe, la menace à peine larvée qu’elles semblent laisser planer sur le sien. Sans cesse agressé par leur désir pressant, il n’est pourtant jamais sur la défensive. Dans cet univers moite, son regard est glacial et tranchant. Ses mots ne sont jamais tendres, toujours désincarnés.
C’est un auteur qui se désincarne pour mieux incarner les femmes. Leur donner, par un détail de bouche, de physique, ou d’odeur, par une phrase poisseuse de désir crasse, une forme ectoplasmique de femme. Jamais personne n’a regardé et écrit les femmes comme l’a fait Calaferte. Ce n’est pas la vérité qu’il dépeint mais une vérité. Les autres ne l’intéressent pas. Il se place en spectateur des chambres d’hôtel louées pour quelques heures, des rues sombres et désertes. Il se place en spectateur des valses sentimentales qui ne le concernent pas, des maris trompés, des deuils. Lui c’est la Mort qui l’intéresse. Pas les larmes hypocrites versées, pas les costumes sombres du dimanche.
Avec ses yeux d’observateur, ses mots de conteur, Louis Calaferte a pour les femmes la tendresse et la dureté qu’on peut avoir pour l’adversaire d’une vie. L’incompréhension est teintée de respect. C’est un dialogue de sourds qui le touche comme un dialecte exotique.
On les sent trop nombreuses, ces femmes, trop différentes, trop complexes. Avec ses mots, Louis Calaferte se donne le droit de vie et de mort sur elles. Comme pour le sexe, tout n’est qu’affaire de contrôle et de supériorité. Et par les mots, il gagne ce pouvoir.
Épisodes de la vie des mantes religieuses est un objet étrange qui rappelle sans mal les œuvres ero-guro (érotique-grotesque) du mangaka Suehiro Maruo. Les fantasmes de mort viennent donner un goût amer aux fluides échangés. Le trait de Maruo est affuté et précis comme le verbe de Calaferte, mais c’est pour mieux rendre monstrueux des situations et des personnages crasseux et infestés. Chez les deux hommes, les femmes-insectes dévorent avec avidité la verge. Les enfants corrompus voient leur désir basculer du coté de la plus triviale obscénité.
Sur mon corps ou ma sexualité, je me surprends à prendre parfois le regard de Calaferte. À ne chercher qu’une essence douloureuse et crue. Ces mots qu’il a pour les femmes, ils m’ont marquée en tant que femme. Ils sont partiels mais aussi honnêtes et sans faux-semblants. C’est une vérité. C’est aussi une de mes vérités.