Les bandes de filles me mettent mal à l’aise. J’ai toujours eu peur d’en être la victime, parce que j’ai longtemps été terrorisée dans mon coin, inerte, et que leur énergie me dérangeait. Parce qu’ensemble, elles avaient une force que je n’avais pas. Une force étourdissante, destructrice parfois. Peut-être que j’ai vieilli, peut-être que le talent indéniable de Céline Sciamma y est pour quelque chose. En tout cas, je suis étonnée de ce que sa Bande de filles a provoqué chez moi.
J’ai pris conscience des raisons profondes qui, en tant que fille moi-même, m’éloignaient des bandes de filles. La bande c’est pour faire front. L’agressivité que j’y décelais est bien réelle. C’est l’ingrédient indispensable de la survie. À force de lectures, de films, de temps qui passe et qui heureusement apporte aussi son lot de sagesse, je me suis aperçu d’à quel point le féminisme est important. Et ce n’est que récemment que je me suis rendue compte que les avancées féministes, les bouleversements quotidiens de la libération des femmes, ne pouvaient pas se décider dans les salons. À quel point, moi, même en tant que femme, j’étais une privilégiée. Bien sûr que les femmes battantes, celles qui luttent chaque jour pour un semblant de liberté, me mettent mal à l’aise.
Le féminisme n’est pas quelque chose de propre, ce n’est même pas vraiment quelque chose qui se discute avec des mots. Ce n’est pas une question d’avoir tout lu sur le sujet ou d’avoir de grandes théories. Pour beaucoup de femmes aujourd’hui encore, être féministe c’est flirter avec les limites de la loi, les convenances, les traditions et le respect de celles-ci. Ces filles en bande ce sont des amazones. Elles n’agissent pas parce qu’elles ont réfléchi, mais parce que ça a du sens pour elles, un sens viscéral, parce qu’il est plus respirable de vivre en marge que là où on voudrait les cloîtrer.
Marieme/Vic est un personnage d’une rare richesse. D’abord victime d’un système dans lequel elle a grandi et dont les codes ubuesques sont devenus la norme — l’obligation de travailler l’été, d’aider sa mère à élever ses sœurs, de respecter son frère quitte à se faire frapper régulièrement, de traverser le quartier habillée de manière neutre pour ne pas éveiller l’attention — elle se révèle dans la bande et s’affirme comme une personne prête à tout pour acquérir et garder sa liberté. D’abord comme amazone hyper féminine et guerrière, constamment en compétition avec les autres bandes (car ces filles délurées ne sont respectées que si elles sont des gagnantes), puis affranchie du joug familial mais obligée de subvenir à ses besoins dans l’illégalité — et, pour ce faire, en empruntant des attributs masculins. Un nouvel échec ne la brise toujours pas. Vic, « comme Victoire », a profité de la bande comme tremplin. Elle est désormais forte, libre et seule, une solitude salvatrice qui lui donne tous les pouvoirs. Ses comparses emprunteront d’autres chemins mais elles n’en restent pas moins des exemples à suivre pour les autres filles du quartier, une inspiration malgré la souffrance qu’engendre de tels choix de vie.
Ce sont les mêmes filles que celles du Foxfire de Joyce Carol Oates, les mêmes que des décennies avant, dans un autre pays, dans un autre contexte social. L’arrière-plan est tout à fait différent, et pourtant ce sont les mêmes. Avec les mêmes envies, la même rage de vivre et même d’exister. C’est à la fois triste à constater et étonnamment beau. Parce que l’étincelle est là, les femmes n’ont toujours pas la soumission inscrite dans leurs gènes. Celles qui sont vraiment oppressées par un système ridicule se battent, jouent leurs vies, leur honneur, leurs rêves. On nous endort, moi la première, avec des avancées sociales non négligeables mais insuffisantes. Avec le droit, sur le papier, de profiter de notre corps, de notre argent, de notre temps. Et puis en fait non, les barrières sont toujours là, le travail est moins rétribué, le harcèlement de rue est quotidien, la maternité est un sacrifice. Mais tant que l’on ne nous empêche pas de respirer, c’est si compliqué de se mettre en colère. Parce qu’on a toujours l’impression d’avoir merdé quelque part sans se rendre vraiment compte que c’est la génétique qui a merdé, ou la société, enfin bref, qu’on ne peut rien y faire. On nous apprend à réagir en cas d’agression sexuelle, on nous conditionne à avoir les bons réflexes quand on lève la main sur nous sans que quiconque ne vienne questionner le fait que ces situations sont inadmissibles. Que c’est aux femmes qu’on apprend ça et que ce sont des hommes qui sont responsables de ces gestes. Des hommes dont les brimades verbales sont permanentes, comme un bruit de fond. Un bruit auquel on ne fait plus attention. Qui nous endort petit à petit dans la torpeur teintée d’angoisse qui est l’état quotidien des femmes puisqu’elles sont des femmes. Même blanches. Même aisées. Toutes les femmes.
Ces filles qu’on opprime et qui s’inventent une culture, qui s’approprient les codes pour en faire les leurs, elles m’ont réveillé et me donnent désormais la force d’être en colère. Même pour des détails. C’est la force de Bande de filles, ses évidences, son caractère limpide, son énergie qui submerge tout. Être féministe c’est être hors-la-loi, envers et contre tous, dans une fuite en avant jusqu’à l’issue fatale (une petite pensée pour Thelma et Louise). On en est là. Aujourd’hui encore on en est là.