Eden : rêve parti
Odeur 1 : effluves d’alcool qui anesthésie
Il fait nuit noir, ça hurle, ça lève les bras au ciel, ça se dandine. Tequilas et gins tonic s’écoulent en masse. Le « pschitt » d’une bouteille de bière laisse s’échapper l’odeur de houblon. Bienvenue dans une des premières rave parties françaises. Nous sommes au début des années 90, et si la french touch n’est pas encore la formidable success story qu’elle deviendra, une certaine jeunesse dorée s’enivre déjà de ses vibrations prodigieuses. Aux manettes de ces soirées – souvent clandestines –, des DJ font resurgir des sons du monde entier. Des musiques undergrounds de Berlin, New-York ou d’ailleurs rendent ivre de joie les fêtards. La soul et le funk retrouvent leurs lettres de noblesse en se retrouvant samplés à des œuvres tantôt Électro, tantôt Garage.
Eden, quatrième film de Mia Hansen-Løve, part de là. Paul, alter ego de Sven Løve, le frère de Mia, est un jeune fêtard enivré des senteurs d’alcool des soirées. Des effluves trop fortes. La première fois qu’on le rencontre, il est nauséeux. Eden va raconter l’histoire d’une immense gueule de bois. Celle d’un jeune homme talentueux mais pas assez ambitieux pour s’embarquer dans le clinquant du show-business.
« Tu peux remettre une musique que j’aimais bien, il y avait des sons légers, avec de la flûte » demande Paul au DJ de la soirée. Ce dernier s’exécute et lance “Sueño Latino”. Des oiseaux y gazouillent, des clochettes tintent. Le beat entêtant ne vient que progressivement se mouvoir dans ce délicat rêve. Paul sourit, il retrouve la pêche. Sa seule raison de vivre sera la musique.
Les soirées s’enchaînent. Le duo “Cheers” est créé. De leur côté, les Daft Punk font leurs premiers pas. Un verre. Puis deux. Puis dix. Les amis de Paul ne sont pas des tire-au-flanc pour autant. Ils sont des acharnés de la fête, des stakhanovistes de la musique, un peu comme l’était Yves Saint-Laurent avec la couture (ce que décrivait bien Bertrand Bonello dans son biopic sorti cette année). Les études et l’argent ne sont encore un souci. Le vrai monde les ignore. Tant mieux, ils peuvent créer librement. Il suffit juste de sentir vibrer la musique en soi. Les beats tournent en boucle, les joints aident à se détendre. Mia Hansen-Løve recrée tout un microcosme qui ne reste pas confidentiel longtemps. À grands coups d’ellipses, elle survole l’ivresse suprême pour mieux capter la folle course du temps.
Odeur 2 : les sièges en cuir des taxis
Et puisqu’il faut courir après le temps, autant prendre le taxi : pour aller à l’aéroport, se rendre à son hôtel de Chicago ou simplement faire une émission à Radio FG. Les protagonistes d’Eden ne cessent de prendre des taxis. C’est l’époque faste, du moins pour les soirées. Car même fauchés, Paul, Stan, Louise et les autres continuent leur fol enivrement. Les soirées « Respect » du Queen cartonnent, le son Garage passe sur des radios grands publics.
La frénésie gagne ce groupe. Paul enchaîne les conquêtes amoureuses. Mais son amour le plus important, c’est Louise (Pauline Etienne), gracieuse jeune femme dont la vie se résume à danser, errer, fumer et aimer. Son seul moment d’accalmie, elle le connait dans un taxi américain, où elle s’endort sur l’épaule de Paul. Lors d’une soirée qui dérape, Cyril (Roman Kolinka) se retrouve mis lui aussi dans un taxi pour rentrer chez lui. Le véhicule sert de point de fuite aux personnages. On ne voit jamais où il va, les chauffeurs n’apparaissent jamais, mais on y vit quelques instants privilégiés. L’important, c’est de se laisser porter quelque part. Le point commun de tous les protagonistes d’Eden est justement qu’ils se laissent aller sans conscience de ce qu’ils peuvent devenir. Pour ceux qui connaissent un succès durable, il y a bien eu du marketing et une adaptation aux nouvelles envies du public. Mais pour le duo Cheers, seul le présent compte. Presque aucune péripétie n’égrène le film. La musique donne du liant, elle s’ajoute aux relents de la nuit détruisant petit à petit l’empire de la French Touch.
Odeur 3 : le froid de l’hiver
« J’en peux plus de vivre la nuit, ça me déprime. » Cette confession de Paul vient assez tôt dans le film. Une fois l’effervescence passée ne reste que le tabac froid, les oreilles qui bourdonnent et la peur de se confronter au vrai monde. Interdit bancaire, Paul ne peut se payer le taxi. Il est prêt à aller à pied jusqu’à chez lui, malgré le froid cinglant. C’est l’ère des maux de tête : ceux dus à la gueule de bois et ceux causés par un froid sec entré trop violemment par le nez. Les narines détruites par la cocaïne n’hument plus rien de bon. Toute la dernière heure du film est un lent parcours pour reprendre goût à la vie et au jour. Alors que le succès n’est plus qu’un lointain souvenir, Paul se laisse aller à l’autodestruction. Plus rien n’a de chaleur, pas même un voyage au Maroc, pas même la grâce de Yasmin (Golshifteh Farahani). Pour se protéger du froid, il ne reste qu’à se réfugier en club. Mais même là, la chaleur des débuts a disparu.
Comme toujours dans les long-métrages de Mia Hansen-Løve, la rupture est nette : une ellipse plus marquée que les autres, un intertitre qui prévient que c’est la deuxième partie (toujours plus courte que la première). Ici, elle enclenche l’état des lieux. La réalisatrice fait un point complet sur les aléas amoureux, les espoirs, les envies et les regrets d’un frère qu’elle admire. Le film joue avec un rythme vaporeux dont la deuxième partie, ankylosée par le froid, distille une émanation lumineuse. Celle de l’équilibre adulte. La réalisatrice rythme sa bande-son de pépites de l’époque mais se plait à utiliser deux morceaux des Daft Punk pour accompagner des pivots du récit. “Veridis Quo” sert de souffle mélancolique au moment où tout semble échapper à Paul et ses amis. Quant à la chanson “Within”, elle débarque en forme de pléonasme à licence poétique : c’est l’instant où le tour d’horizon s’achève. Ne reste plus qu’à offrir un avenir à Paul.
Ce regard tendre que porte Mia Hansen-Løve sur son frère permet non seulement d’éviter à Eden la lourdeur du film décorum sur les années 1990, mais surtout elle offre une belle revanche à un DJ jadis célèbre. Enfin, presque célèbre.