2014 au cinéma : nos futurs
« On ne les a pas vus grandir. » Cette phrase, courante dans la bouche de parents à l’égard de leur progéniture devenue adulte, aurait pu être prononcée par ceux du héros de Boyhood. Le projet de Richard Linklater a beaucoup fait parler de lui cette année : pendant 12 ans, il a réuni les mêmes acteurs pour y tourner une fiction sur l’enfance d’un américain lambda. Le film ressemble à l’image près à ce que son pitch promet. Les aïeux se rident, les gamins grandissent, les belles-familles se font et se défont. La vie fait son œuvre. Rien n’est approfondi, tout fonctionne par petites scènes pas déplaisantes, sans hystérie, mais sans ampleur. Pas très palpitant à un paradoxe près : par le processus du tournage sur douze années, on constate frontalement les ravages du temps, et pourtant, on ressent la fulgurance de la vie. On comprend instantanément ce « on ne les a pas vus grandir » qui veut dire en fait « c’est passé si vite ».
Passé
Si chaque année comporte son lot de disparus, quatre figures risquent nous hanter longtemps, car elles incarnaient chacune une facette d’un vécu qui nous est intime. D’abord Robin Williams, le héros de notre enfance (de Hook à Jumanji en passant par Madame Doubtfire), qui avait un côté père de substitution (Will Hunting). À ses côtés, Philip Seymour Hoffman incarnait l’oncle un peu taré qu’on admire. Parce que petit, il vous offrait les cadeaux les plus cools ; parce qu’ado, on se voulait aussi rebelle que lui. La dernière fois qu’on l’aura vu, il se dépêtrait, impuissant, dans un complot politique tordu à Hambourg (Un homme très recherché). Et même sa mort misérable – une overdose dans sa salle de bain – achève de façonner sa légende. Et puis, perdre ses grands-parents, c’est toujours quelque chose de terrible. On aimait revoir les yeux de braise de Lauren Bacall. Son phrasé si subtil nous faisait instinctivement comprendre pourquoi grand-père Humphrey l’avait tant aimée. L’autre grand-père, Alain le malicieux, le blagueur et le poète, aura décidé de partir le jour même de la fête en son hommage, pour l’avant-première de son dernier film. Avant de partir, il aura pris soin de laisser un dernier mot (Aimer, boire et chanter). Si son écriture n’était plus aussi vive que quelques années auparavant, son esprit, lui, aura été énergique jusqu’au bout.
Wes Anderson aura aussi rendu hommage à son grand-père spirituel. Avec The Grand Budapest Hotel, Stefan Zweig plane comme un fantôme romanesque. Au milieu de ce grand huit en forme de maison de poupées, les personnages se retrouvent comme des pantins que Wes Anderson s’amuse à manipuler. Ce qui rend The Grand Budapest Hotel si passionnant, c’est que ce décorum de rêve rose bonbon ne suffit pas à atténuer les horreurs de la guerre se déroulant en hors-champ. Tout le discours concernant la Seconde Guerre mondiale, la déportation et la peur de l’étranger gangrène le conte de fée avec malice.
Tout aussi dandy, mais plus délicieux encore, Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch observe le passé avec une mélancolie coquine. Deux vampires, Adam et Eve – rien que ça –, tentent d’occuper l’éternité qui leur est offerte. Et comme l’éternité est longue, surtout vers la fin, comme le clamait un célèbre réalisateur new-yorkais, les deux immortels passent leur temps à lire, à jouer de la musique, à observer avec mépris ce monde mortel. C’était sans compter sur l’émotion pure que leur provoque encore l’art, si éphémère soit-il. Only Lovers Left Alive, c’est le grand tourbillon de l’année, où l’on se délecte du Beau sans se soucier du déclin du monde (en l’occurrence Detroit, ville en faillite). D’autres ruines auront fasciné cette année : celles d’Hollywood, dynamitées par Maps to the stars (David Cronenberg), les ruines démocratiques de White God (Kornél Mundruczó) où des cabots vengent leurs maltraitances, les ruines du couple de Winter Sleep (Nuri Bilge Ceylan) et de Gone Girl (David Fincher), ou encore les ruines plus concrètes des X-Men au bord du gouffre dans Days of Future Past (Bryan Singer).
Présent
La plupart des héros de 2014 ont souffert de leur incapacité à jouir du présent. Prenons Her de Spike Jonze. Son héros, Theodore, pense profiter de l’amour qu’il vit avec un logiciel. Or, cette relation met en évidence sa solitude, ainsi que celle de tous les autres gens qui l’entourent. On a beaucoup soulevé le pessimisme du film quant à notre dépendance technologique. Pourtant, son message s’avère plus optimiste. L’existence d’un mode d’amour nouveau a redonné confiance à Theodore. Il a vraiment aimé. Il a vraiment été aimé. Et puisque le film se finit sur un geste de tendresse amicale bien réel – une tête posée sur une épaule – Her, en dépit de sa mélancolie, se révèle être un conte gorgé de lumière et d’espoir.
Un même étrange optimisme traverse les protagonistes du très beau Timbuktu d’Abderrahmane Sissako. Ce dernier raconte comment les islamistes prirent possession de la ville malienne en 2012. Il y a tout à désespérer de la cruauté et de l’absurdité de la situation. Les islamistes interdisent la musique, mais quand un chant au nom d’Allah s’élève, ils ne savent que faire. Le football aussi est proscrit. Or, les fous d’Allah conversent à propos de Messi et de Zidane. Les enfants, dans un geste de rébellion douce, jouent sans ballon. Malgré l’horreur évidente des situations (lapidation, soumission des femmes qu’on voile, application de la charia), Timbuktu s’élève à coups d’humour léger, d’ironie mordante et de montage impressionniste. Un autre film a érigé les risques de l’acculturation contemporaine : dans Charlie’s Country, le réalisateur Rolf de Heer se penche sur la spoliation des terres et la destruction d’un mode de vie dont sont victimes les aborigènes. Dans un coin reculé d’Australie, l’aborigène Charlie se voit privé de son mode de vie ancestral par des lois « de blanc ». Il ne peut plus chasser avec son fusil s’il n’a pas de permis, il ne peut pas boire comme il l’entend, il ne peut plus vivre sur les terres qui lui appartenaient. Là encore, une certaine légèreté se dégage d’un sujet pourtant difficile. Charlie et ses comparses rient à gorge déployée sans pour autant renoncer aux larmes justifiées par leur existence rendue misérable.
Car l’essentiel n’est pas de gagner, mais de se battre. À ce titre, la réplique de l’année revient à Marion Cotillard dans Deux jours, une nuit des Dardenne : son « on s’est bien battus » ne signifie pas sortir du ring avec la ceinture de champion, mais avoir tout donné afin de partir sans regret. Comme le couple de Love is Strange, qui, en dépit des problèmes qui lui arrivent, continue de vivre intensément un amour vieux de trente-neuf ans. Tout l’enjeu du monde de 2014, en crise économique et en crise d’identité, est de miser sur l’avenir. Dans son passionnant At Berkeley, le documentariste Frederick Wiseman sonde les arcanes de l’université californienne. On y découvre un milieu en plein questionnement, où le débat fait rage mais où tous partagent un but commun : faire que les jeunes générations soient émancipées et cultivées.
Avenir
2014 aura été une quête du temps perdu, retrouvé, espéré. C’est le Saint Laurent de Bonello qui se drape d’apparats proustiens. C’est aussi Under the skin (Jonathan Glazer), où une extra-terrestre végète sur Terre sans pouvoir y dénicher un avenir. Se met très vite en place une chasse à l’homme où l’E.T. fuit un étrange passé sans que celui-ci ne soit jamais expliqué. Dans Eden, les fêtards des nuits parisiennes pensent échapper à leur manière au temps qui passe. Il sortent, font de la musique, oublient de vivre en journée. Mais, comme Dorian Gray, ils se fracassent au diktat du temps. Les modes passent, les succès aussi. Le film de Mia Hansen-Løve dépeint une gigantesque gueule de bois. Le point commun entre Eden, Under the Skin et Saint Laurent, c’est que les trois se nourrissent de leurs afféteries pour mieux y dévoiler la douleur.
Pour croire en l’avenir, des réalisateurs français ont misé sur trois lumières qui incarnent la jeunesse. Il y a d’abord les dorures du littoral où se rencontre le couple fantasque des Combattants (Thomas Cailley). Une fois en mission commando dans les bois, ils se roulent dans la boue et chassent maladroitement avec un couteau. Le réalisateur fait le choix d’une légèreté de ton qu’il tente de faire fusionner avec une ambiance d’apocalypse sentimentale. Le film ne tient pas son pari jusqu’au bout, mais l’essentiel est fait. Une nouvelle jeunesse s’est révélée sous nos yeux. Seconde lumière : celle des reflets de la nuit dans Bande de filles. Plus encore que lors de la danse festive sur le Diamond de Rihanna, le film s’envole quand il épouse le regard de Vic sur sa banlieue. La Défense a rarement été aussi bien filmée. Les filles d’aujourd’hui aussi. Une troisième lumière, en marge des salles de cinéma, a illuminé l’année : celle du Nord et de son P’tit Quinquin. Oeuvre somme de Bruno Dumont, la mini-série a illustré ce qu’était de la tendresse. Car au milieu de son océan de burlesque et d’absurdités, P’tit Quinquin contient de mémorables étreintes d’enfants amoureux se déclamant le plus sérieusement du monde : « mon amour ». Quel frisson !
Comme un trait d’union entre le monde adulte et celui des enfants, les films d’animation ont outrageusement dominé l’année – a priori un paradoxe en l’absence des studios Pixar. Quatre merveilles marquent les esprits, chacune dans un genre différent. Les amants électriques (Bill Plympton) ouvre cette valse à quatre temps avec une histoire d’amour fougueux, d’adultère malheureux et de tournoiement des sentiments. Entre érotisme diaphane et violence amusante, ces Amants électriques ont porté 2014 au firmament de ce que l’animation pour adultes pouvait offrir. Les Etats-Unis nous ont apporté une autre splendeur, plus grand public celle-là, du nom de Dragons 2. C’est bien simple, son sens du spectaculaire a immédiatement ringardisé le dragon Smaug de Peter Jackson dans ses deux derniers Hobbit (La désolation de Smaug et La bataille des cinq armées). Quand le réalisateur néo-zélandais mise sur le bavardage et l’étirement du temps, le film d’animation réalisé par Dean Debois mixe combats généreux, humour bien dosé et émotion digne des grands Disney. Se greffe par dessus un discours panthéiste que ne renieraient pas les studios Ghibli.
Car ce sont eux les rois de l’année. Sûrement pour le dernière fois, malheureusement. On a beaucoup parlé du Vent se lève, chant du cygne éminemment réussi d’Hayao Miyazaki. Il faut dire que le film s’accorde parfaitement avec l’humeur de 2014 : un regard apaisé de vieux sage, cherchant à nourrir sa mélancolie d’optimisme quant à l’avenir. Miyazaki a foi dans le rêve, dans la réalisation de ceux-ci et dans la capacité de chacun à s’émerveiller. Il compte aussi sur l’amour, la tendresse et tout ce que le cynisme de l’époque cherche à détruire. Et que dire du Conte de la Princesse Kaguya, merveille parmi les merveilles, sûrement l’un des trois ou quatre films les plus aboutis des studios Ghibli. Isao Takahata, qui signe lui aussi sa dernière œuvre, drape son récit d’une ribambelle de trésors visuels, sonores, sensoriels et thématiques. Il s’agit de raconter l’histoire d’une princesse, née dans une pousse de bambou, puis élevée dans un milieu rural, qui soudain se retrouve prisonnière des lourdeurs protocolaires qu’on fait subir aux femmes japonaises. Non sans humour, le film parle de féminisme, de panthéisme, de respect mais aussi de dépression inconsolable. Toute la deuxième partie du film montre cette étoile décliner, jusqu’à ne plus pouvoir rester sur cette Terre. Takahata manie ce matériau ultra-riche avec la légèreté des belles étoffes de lin. Et s’il ne fallait retenir qu’une image de 2014, ce serait celle de Kaguya en train de fuir : fuir sans savoir où aller, mais fuir pour ne plus être prisonnière du présent.
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