Pour Un Océan d’Amour, le scénariste Wilfrid Lupano, habituellement très bavard et grand amateur de dialogues qui font mouche, a décidé de se taire. Rester silencieux pour laisser parler son découpage, la structuration de son récit, la caractérisation de ses personnages et la morale de son histoire.
A savoir que le monde moderne (et la pollution qu’il induit en particulier), c’est pas génial, et que l’amour, ça déplace des montagnes (ou des océans, en l’occurrence).
La phrase ci-dessus est écrite sans ironie (vraiment), au même titre qu’Un Océan d’amour est une fable simple et très « premier degré ». C’est tout son charme, au-delà de sa caractéristique rare de BD muette.
Résumons : Monsieur, un vieux pêcheur tout flétri, vit en Bretagne avec sa douce et tendre armoricaine (une vraie mamma avec coiffe bigoudène, un poil autoritaire mais pleine d’amour pour son minuscule époux). Un beau matin, après avoir dégusté une délicieuse galette concoctée par sa dulcinée et emporté un panier-repas préparé par Madame (comprenant une fois de plus l’une de ces boîtes de sardines qu’il déteste), celui-ci embarque à bord de son chalutier, accompagné d’un compère marin-pêcheur aux traits d’idiot du village (mais sympa quand même). Une fois en mer, les 2 compères peinent à trouver autre chose que des déchets dans leurs filets… La mer est ingrate, certes, mais c’est parce qu’elle souffre… Puis, très vite, panique à bord : un énorme bateau de pêche industriel, modèle Titanic, fonce vers eux, les emplafonne et agrippe le mini-chalutier. Mayday, Mayday ! Notre valeureux capitaine ne quitte pas pour autant le navire et laisse son acolyte dériver dans un bateau de sauvetage. Le vieux pêcheur va dès lors s’embarquer dans une odyssée qui le conduira bien loin de chez lui… Mais là où Ulysse est attendu fidèlement par Pénélope, notre petit capitaine va être activement recherché par sa femme. Quitte pour elle à traverser l’océan.
Nos deux héros vont se faire violence, l’un pour survivre en milieu hostile (les tempêtes, un océan de plastique, les pirates, les dégazages pétroliers…), l’autre pour retrouver son mari (sacrifier ses économies pour traverser l’océan en bateau de croisière, survivre à la malbouffe servie à bord, se retrouver dans un sac de nœuds politico-policier à Cuba, prendre l’avion pour la première fois de sa vie…). Ils vont quitter leur Bretagne traditionnelle pour se confronter à un monde qu’ils ne connaissent pas, dont ils ignorent les codes et que, quelque part, ils rejettent. Un Océan d’Amour, c’est la rencontre d’un mode de vie disparu avec un monde hostile et qui court à sa perte.
Comme dans toute fable qui se respecte, Un Océan d’Amour comporte de nombreuses figures archétypales, d’autant plus nécessaires qu’il s’agit de compenser l’absence de dialogues, de phylactères et de cartouches. L’exercice que se sont imposé Wilfrid Lupano et Grégory Panaccione suppose de grossir les traits, d’incarner diverses représentations du monde avec des images dépourvues d’ambiguïté, immédiatement compréhensibles. D’où cette histoire d’amour, touchante mais surannée, impliquant un modèle de couple un brin anachronique. Du coup, en l’absence de mots pour justifier, expliquer, ou nuancer le propos, il domine dans le signifiant des dessins d’Un Océan d’Amour la nostalgie d’un temps révolu, et par extension, l’idée que la réponse aux dérives de la modernité résiderait dans une sorte de « C’était mieux avant », justifiant ainsi de réintroduire dans le monde contemporain des bienfaits d’autrefois.
C’est le personnage féminin qui joue ici ce rôle de veilleur ou de garde-fou : la crêpe maison vaut mieux que la bouffe industrielle, le napperon en dentelle peut devenir un objet fashion, la culture traditionnelle peut s’épanouir dans la modernité, voire lui apporter quelques bénéfices. Madame joue la figure de la Résistante, sûre de son fait et de la nécessité de sa mission, femme protectrice engagée dans la sauvegarde de son couple et la défense de son mode de vie.
De l’autre côté, le petit capitaine est la Victime, affrontant des événements sur lesquels il n’a que peu de prise, connaissant mauvaise puis bonne fortune. Sa coquille de noix est ballotée sur des flots menaçants, incarnant ainsi la colère de la nature et permettant à Grégory Panacionne de déployer une palette picturale variée et convaincante, notamment dans l’expression – souvent pleine d’humour mais aussi de désarroi – de la solitude du héros et de son amie la mouette.
La fable est plaisante, l’histoire est jolie et pleine de rebondissements, les personnages sont attachants, le dessin est varié et plein de relief, rehaussé par une belle mise en couleur… Un Océan d’Amour est un petit plaisir du dimanche soir, qu’on referme avec le même sentiment qu’après avoir découvert « Amélie Poulain » : charmé par un propos quelque peu désuet et piégé par une esthétique imaginée par des artisans qu’on devine sincères.
Un Océan d’Amour – Editions Delcourt (Collection Mirages)