Whiplash : on ne jouit jamais mieux qu’à deux
Sortie le 24 décembre 2014. Durée : 1h47.
Andrew, étudiant transparent, est confronté aux méthodes radicales de Fletcher, professeur craint et admiré de son école de musique. Schéma classique, qu’on s’attend à voir accompagner de cette question : à quel prix ? Car l’initiation, lorsqu’elle n’est pas un pacte avec le démon, s’exerce rarement loin de son entourage. Whiplash, lui, n’y accorde qu’un silence poli. D’où, sans doute, le sentiment d’amoralité qui émane d’un film indécis, ou plutôt indifférent à toute catégorisation morale. Dire que les moyens, dans Whiplash, sont justifiés par la concrétisation de leur fin, serait trahir la problématique qui donne son élan à Andrew et Fletcher. Celle-ci n’est pas morale. Ou alors d’une morale plus occupée par l’intensité que par la qualité. Il suffit de coller à la scène d’ouverture du film. Quand la porte de la salle de répétition claque une seconde fois derrière Fletcher, venu récupérer d’un air badin la veste qu’il a précédemment oubliée, et alors qu’Andrew est encore hébété par le départ brutal de celui qui lui a ordonné de jouer pour lui, les rôles ne sont pas ceux d’un professeur sévère et d’un élève en difficulté. Telle quelle, la scène est le condensé presque burlesque d’un coup d’un soir déséquilibré, l’un des deux participants écrasé par l’unilatéralité du plaisir de l’autre. Whiplash n’est alors étonnamment plus le film initiatique qu’il laisse croire. Whiplash est surtout, on y arrive, la résolution, naturellement complexe, d’un orgasme contrarié.
En 2013 à peu près à la même période, c’est à Inside Llewyn Davis qu’incombait la place de l’outsider musical. Non pas que les deux films, en dehors de cette position arbitraire qu’ils occupent sur le calendrier, aient tout en commun. En premier lieu s’oppose l’énergie qui respectivement les traverse. Au folk Chazelle préfère le jazz, à la douceur cotonneuse des Coen la tension rectiligne de sa mise en scène, aux pérégrinations mélancoliques de Llewyn la brutalité du parcours d’Andrew, enfin, à l’homme qui n’est pas devenu Bob Dylan celui qui est, peut-être, devenu le nouveau Charlie Parker. Différence peut-être la plus significative : d’emblée chez les Coen, le talent et la grâce de Llewyn sont une évidence. Chez Chazelle, c’est au contraire l’objet d’un suspens que le film entretiendra jusqu’au bout. Pourtant, difficile en voyant Whiplash de ne pas penser à son prédécesseur, car une même contradiction semble les envelopper. Un jeu d’équilibriste étrange consistant à, d’une part, esquisser un parallèle entre quête musicale et déboires de leur héros (l’insuccès de Llewyn n’en fait-il pas un chanteur d’autant plus folk ?), de l’autre, refuser assez clairement de se positionner comme des films sur la musique. Ainsi, à la question précédente, il n’est pas certain que le film des Coen réponde par l’affirmative. Inside Llewyn Davis a quelque chose de l’Œdipe à Colone ; le sort y est déjà dicté et connu, et sa victime, Llewyn, résignée plus que révoltée. Son folk n’est pas plus le produit de sa condition qu’il n’en est le producteur, et c’est justement ce flou des rapports, entre l’oeuvre et son impact sur la vie de Llewyn, qui fait la beauté triste du film.
Revenant à Whiplash, il faut constater à quel point Chazelle retranche toute singularité esthétique et historique au jazz pour n’en garder que la performance et les prérequis techniques – dont l’acquisition, difficile, est la vraie motivation, plus ascétique que masochiste, d’Andrew. Il semble que si Andrew et Llewyn étaient des pianistes classiques, les deux films n’y perdraient structurellement rien, à peine un bout d’aura (quoique la position de batteur d’Andrew et son incapacité concomitante à fournir à Fletcher “son tempo” n’est peut-être pas innocente, symboliquement). Le lien entre les deux films et la musique est ailleurs. Il est dans le rapport, assez semblable, qu’ils entretiennent avec le live et la simultanéité qui y est en jeu. Au désir d’assister de l’audience, et de préférence d’assister à l’exceptionnel, répond celui de confirmation du musicien, et chacun, pour que le transfert ait lieu, doit être présent à sa place, toute transmission en différé l’annulant. C’est la seule chose qui motive un Llewyn déjà au sommet de son art. Et les Coen en jouent lorsqu’ils lui donnent pour seule véritable audience celle toute théorique et forcément invisible à ses yeux d’une salle de cinéma : son succès est, de tout ordre, hors de sa portée. C’est sur ce même principe qu’Andrew ne peut pas être génial seul dans sa salle de répétition, ou être génial seulement aux yeux de son père. Il doit l’être avec Fletcher.
Avec, parce qu’il n’y a, au fond, que Fletcher qui soit animé de la même volonté de
persuasion. Action à la mesure de la réaction souhaitée, l’ultime coup de pute de Fletcher n’est au fond qu’un hommage par anticipation à l’ultime revirement d’Andrew. Et c’est ici que Whiplash, qui menaçait à tout moment de basculer dans le classicisme de son récit, trouve sa vraie singularité. Pour détourner le vocabulaire qu’on attache au film : moins affaire de surhomme que de surcommunauté. Le génie recherché par Andrew et Fletcher est toujours à la merci d’un feedback. Alors que quelqu’un doit pouvoir l’incarner, quelqu’un doit vouloir l’entendre. Pour eux deux, l’émergence d’un nouveau Charlie Parker ne peut être que l’objet d’une expérience simultanée, dont le climax live du film fournit le terrain autant qu’il en incarne l’enjeu. Whiplash est un film de couple. Le champ-contrechamp sur les regards échangés par Andrew et Fletcher qui le clôture presque – laissant intelligemment en suspens la nature exacte des sourires qu’on voit se dessiner – l’indique joliment. Entre cette scène et la première, on se demande si l’on n’a jamais quitté la chambre dans laquelle Andrew et Fletcher ont cherché le rythme commun de leur jouissance respective.
Cette construction en climax justement – ça et la présence apparente d’un méchant à vaincre – est sans doute ce qui a permis de comparer Whiplash à un film d’action. Mais alors que Fletcher est moins un adversaire qu’un allié exigeant, on oublierait que dans l’actioner classique le plaisir procuré par l’action et son crescendo n’est jamais directement lié à l’état émotionnel de ses héros. Si des cyniques à la John McClane peuvent se réjouir des tours tombées sur leur passage (tout en jurant qu’ils seraient mieux chez eux), l’hygiène morale tend généralement au dédouanement. Le plaisir éprouvé dans l’action et son apothéose est construit comme une annexe, à laquelle les films évitent soigneusement de fournir un miroir (Funny Games d’Haneke reste le contre-exemple parfait). Mais la quête d’Andrew et Fletcher est elle intrinsèquement liée à ce climax, et c’est plutôt le spectateur qui est en principe exclu de la communion. Le solo final d’Andrew vaut moins par le plaisir potentiel qu’il peut procurer au spectateur que par celui qu’il entérine entre Andrew et Fletcher. Et avec lui cette leçon : qu’on ne jouit jamais mieux qu’à deux.