* Women : 2007 – 2012 *
En cinq ans, entre 2007 et 2012, les Canadiens de Women auront posé les bases d’une musique tournée vers le passé, tout en étant résolument moderne. Leur premier album, publié en 2008, était un disque lo-fi dans sa forme, mais totalement psychédélique dans sa manière d’aborder les passages instrumentaux et de mettre en œuvre des mélodies féériques. Les frères Flegel (Patrick et Matthew), respectivement à la voix et à la basse, accompagnés du guitariste Christopher Reimer et du batteur Michael Wallace, y proposaient une musique qui essayait d’aller de l’avant, tout en regardant sans cesse dans le rétroviseur. S’y enchaînaient des passages où l’on se sentait comme dans un cocon, au travers de développements particulièrement référencés, et des moments de doutes et de surprises où l’on perdait pied. Le résultat, à la fois classique et surprenant, ne pouvait être qu’excitant : on y croisait des réminiscences du Velvet Underground, des ballades d’un autre temps (« Black Rice »), des montées en puissance dissonantes (« January 8th »), le tout perturbé par du noise-ambient (« Woodbine ») et des titres à l’intensité malsaine (« Lawncare »). Pourtant le groupe n’y était jamais innovant, les bonnes idées se succédant souvent sans jamais se mélanger, et l’ensemble manquant parfois un peu de cohérence.
Ce fut en 2010 avec la publication de Public Strain que Women s’affirma réellement comme un groupe capital. Malgré une production moins caverneuse et des chansons plus limpides, ce second album s’avérait plus rêche et plus intense, les différents partis-pris du groupe y trouvant une nouvelle cohésion : l’approche psychédélique pliait – quand nécessaire – sous les débordements noise, la rythmique accentuait l’aspect hypnotique et le goût pour les expérimentations sonores s’intégrait mieux à l’ensemble. Si Women pouvait toujours se revendiquer des sixties, il dévoilait aussi un goût prononcé pour le Kraut, la no-wave et Sonic Youth. Rapidement la force de Public Strain fut celle-ci : que chacun puisse y entendre ce qu’il voulait bien y entendre. Ce n’était pas tellement que Women était inclassable, mais plutôt que ce groupe était symptomatique de la fin de l’histoire de la musique : les membres avaient tout intégré (du punk au shoegaze, en passant par la musique concrète) et maitrisaient aussi bien les codes de l’indie que du garage, le tout avec une candeur et un naturel qui prouvaient que rien n’était calculé. Pas plus que l’album ne comportait de singles, aucun courant ne prenait vraiment le dessus. La production et ses feedbacks – il faudrait aussi s’attarder sur Chad VanGaalen qui produit les deux disques – donnaient une uniformité sonore à des titres qui pris séparément n’avaient pourtant rien à voir, et on avait l’impression que Women savait définitivement où il allait.
Public Strain est une sorte d’album universel, à fois apocalyptique et lumineux, complexe et accessible, plein de pop et d’expérimentations, de chansons qu’on pourra trouver sans concession ou au contraire bourrées de passages accrocheurs. Il y a tellement d’adjectifs que l’on pourrait associer à la musique de Women que ça en deviendrait ridicule de tous les citer. C’est d’ailleurs sûrement pour cela qu’à défaut de mot exact, le groupe avait fini par être qualifié de formation post-punk, ce terme, devenu un peu fourre-tout, que l’on attribue, à tort et à travers, dès que guitares incisives et grooves s’expriment au sein d’une démarche arty. Son usage pour qualifier Women me parait d’ailleurs une fois de plus inapproprié.
À vrai dire, le post-punk a toujours été plus un état d’esprit qu’un style musical en soi – comme le prouve les différences fondamentales entre la musique de Joy Division, de Magazine et de The Fall –, et les éléments de contexte ne permettent pas d’y rattacher certainement Women. Pourtant je comprends bien en quoi le terme est tentant dans le sens où il y avait vraiment chez Women cette notion du « coup d’après », cette volonté de prendre le meilleur de certains courants (l’énergie, l’intensité, la propension à l’hallucination), tout en s’ouvrant sur le monde et en trouvant le juste milieu entre intellectualisation et instantanéité. Oui « post-punk » n’est pas un très bon qualitatif pour parler de Women, mais ce fut peut-être celui qui correspondait le mieux à sa démarche et à son envie de vivre à l’ère de la post-musique, de démontrer que nous sommes arrivés à la fin de l’histoire et que c’est toute l’histoire, dans son intégralité qui doit couler dans les chansons.
Ce qui est certain, c’est que Women possédait cette aura des grands groupes où l’on sait que la musique prévaut sur le reste. La fin tragique de l’aventure – bagarre sur scène entre les membres, annulation de tournée pour cause d’épuisement psychologique, officialisation d’un hiatus, puis décès à 26 ans de Christopher Reimer des suites d’une insuffisance cardiaque – nourrira le mythe sans la moindre préméditation de ses membres, et fera de Public Strain un album sur lequel on reviendra souvent, avide d’en découvrir les moindres recoins, puisqu’il ne reste que cela.
* Viet Cong : 2012 – ? *
L’histoire aurait vraiment pu en rester là. Les membres auraient pu poursuivre leur carrière musicale avec conviction, mais sans réussir à reproduire la magie de Women, comme c’est le cas de Patrick Flegel avec son projet expérimental de très bonne qualité Cindy Lee ; ou alors, tout simplement claquer la porte et vivre leur vie loin de la scène. L’annonce de la formation de Viet Cong, groupe composé de la section rythmique de Women (à savoir Matthew Flegel et Michael Wallace) à laquelle vient s’ajouter les guitaristes Scott Munro (collaborateur scénique de Chad VanGaalen) et Daniel Christiansen, pouvait au fond laisser assez froid (ou du moins, susciter une curiosité équivalente à celle générée par un album de Phil Selway). Mais dès Cassette, premier EP, où interviennent essentiellement Flegel et Munro, et qui sera réédité par Mexican Summer, on sentit qu’il se passait quelque chose. Pour le coup, le terme post-punk ne paraissait plus du tout galvaudé, tant transpirait cette fois au premier plan l’influence de Joy Division : chansons rêches et minimalistes, idées de production, mélodies guidées par une basse omniprésente, guitare suivant sa propre participation, synthés prenant le relais, constructions sans refrain, le tout plombé par une ambiance à la fois ténébreuse et lumineuse. « Unconscious Melody » me paraît à ce titre éloquent. Débarrassé de la couché psychédélique, Viet Cong offrait une proposition moins complète, mais plus redoutable.
Cassette ne possédait que 7 titres, mais à bien des égards, on peut le considérer comme un véritable premier album. C’est d’ailleurs une marque de fabrique commune à Women et à Viet Cong : proposer peu de chansons, mais s’assurer que chacune d’entre elle soit essentielle et apporte une proposition artistique distincte des autres. Et c’est vrai que tout semble ici à sa place. Même si le champ d’action est plus réduit que chez Women, on passe facilement et sans décroché de l’indie rock lo-fi de « Oxygen Feed » à des envolées noise et hypnotiques qui rappellent celles de Swans (« Select Your Drone »). Je sais bien qu’il ne s’agit pour le groupe que de démos, d’essais où il se cherchait, et qui n’auraient selon lui peut-être jamais dû sortir, mais Cassette n’en reste pas moins un magnifique disque de transition.
Malgré tout, ces trois disques incroyables (les deux de Women et Cassette) ne constituent pas à proprement parler l’objet de ce papier. Certes, si je m’en étais arrêté là, on aurait déjà facilement pu qualifier l’article de dithyrambique, mais la suite de la discographie de Viet Cong va encore placer la barre plus haut, leur premier véritable album, publié en ce début d’année, dégageant une puissance émotionnelle peu entendue cette dernière décennie. Composé en quatuor, Viet Cong y synthétise toute sa courte histoire pour en dégager un album abouti, d’une intensité folle. Si l’on pense encore à Joy Division, ce n’est même plus pour une question de son, mais pour une question d’ambition et de recherche sonore.
L’album puise sa force dans deux éléments de contextes forts. En premier lieu, il a été composé sur la route, lors d’une tournée organisée avec les moyens du bord, où le groupe dormait où il pouvait et jouait chaque soir devant des audiences tellement faibles qu’il pouvait se laisser aller à toutes les expérimentations et explorer jusqu’au bout ses idées. En second lieu, il intervient après le décès de Christopher Reimer. Si la perte d’un proche peut facilement pousser un groupe au repli, dans le cas de Matthew Flegel, cela l’aura incité à réfléchir sur ce qu’il avait accompli et sur ce qu’il laisserait derrière lui s’il décédait prématurément. L’apprentissage réalisé lors de cette tournée couplé à la nécessité de ne plus perdre de temps explique l’urgence et le besoin de sortir de nouveaux sons, tout au long des sept titres qui parcourent le disque.
Il y a dans ce premier Viet Cong tout ce qu’on peut attendre d’un disque souhaitant prendre la matière sonore à parti, sans pour autant perdre en impact mélodique et en plaisir d’écoute. Les vrombissements de « Newspaper Spoons », la rythmique compressée de « March of Progress », le chant qui reprend le meilleur de Paul Banks sans jamais s’avérer maniéré ou sirupeux, la noirceur enthousiasmante de l’ensemble et le « If we’re lucky we’ll get old and die » sur « Pointless Experience » : Viet Cong semble toujours prendre la meilleure décision. Mais ce qui rend vraiment ce disque long en bouche, c’est cette alternance de motifs obsédants et de coupures nettes où une mélodie incroyable surgit de nulle part. Le groupe laisse le rythme s’imposer et se modifier en nous, en ne jouant que sur la perception, et soudain, quand nous sommes bien mûrs, il nous prend à rebours.
Je sais qu’il est vain de prononcer des grandes phrases autour d’albums sans leur avoir laissé le temps de vieillir, mais on ne m’enlèvera pas de l’idée que le couple Women / Viet Cong est l’une des choses les plus passionnantes qui soient arrivées à la musique ces dernières années. Matthew Flegel dit qu’après cette première véritable sortie, il visualise exactement où est-ce qu’il souhaite aller. De mon côté, à ce stade, je n’ai aucune idée de comment Viet Cong pourrait aller plus loin ; ce qui ne fait que renforcer mon impatience, tout en me donnant envie de profiter au maximum des quatorze titres actuellement disponibles.