« Au plan d’ensemble, la matrice narrative est complexe. Elle joue volontiers sur les enchâssements et les dédoublements. Le texte est animé par des forces antagonistes qui arrêtent l’avancée du récit (pauses descriptives, intrusions du narrateur), qui la font zigzaguer (construction par montage alterné) ou encore la neutralisent (incomplétude des fins romanesques) ». Ce passage, tiré de Jean Echenoz : géographie du vide de Christine Jerusalem, caractérise parfaitement le style échenozien. Pourtant à bien des égards, il pourrait également parfaitement s’appliquer aux romans d’Arnaud Dudek. Si les romans de Dudek ne font pas dans le rocambolesque – ils ne cherchent pas à dérouter, ne laissent pas l’inattendue s’immiscer au travers de métaphores fulgurantes, et ne jouent pas la carte de l’aventure géographique –, ils partagent avec ceux de l’auteur de Lac et de Nous Trois, le même rapport au minimalisme : malgré les nombreuses digressions, malgré les détails précis sur tel ou tel personnage, on n’en ressort toujours avec l’idée de n’y avoir lu aucun mot superflu.
L’influence d’Echenoz chez Dudek est implicite. Tous les deux créent des mondes où tout peut arriver au détour d’une phrase. Néanmoins, là où le premier aime que ce « tout » prenne une tournure extraordinaire, Dudek, lui, se focalise sur des ruptures ordinaires. Ses rebondissements découlent toujours de phénomènes naturels, de mésaventures banales et de tragédies inhérentes à la vie. On tourne la page et c’est la séparation d’un couple qui arrive sans crier gare, on change de ligne et c’est la mort imprévisible d’un personnage qui débarque. Les personnages du premier s’appellent Bégohnès, DeMilo, Suzy Clair, Felix Feller ou Baumgartner, ceux du second, Simon, David, Joseph, Jean-Claude, Françoise ou Pierre. Là où Echenoz convoque tremblement de terre, voyage dans l’espace ou expédition au pôle-nord, Dudek se contente d’un objet perdu – un appareil photo dans le cas d’Une plage au pôle nord.
Une plage au pôle nord, son troisième roman après Rester sage et Les fuyants, suit les aventures – ou plutôt le quotidien – d’une série de personnages, avec un focus sur la relation d’amitié entre un trentenaire qui ne sait pas trop où il va et une septuagénaire qui reste focalisée sur l’idée qu’elle pourrait bien encore aller quelque part. Comme dans Les Fuyants, tous les personnages de Dudek, quel que soit leur âge, sont en attente ou en recherche de quelque-chose, mais, parce qu’on sait qu’ils peuvent à n’importe quel moment sortir du récit – soit par choix de l’auteur de ne plus reparler d’eux, soit parce que la mort est venue les saisir (confère ce « Hop, il a trouvé l’arrosoir. Hop, il n’est plus ») –, on ne peut s’empêcher de trouver leur vie tragique, comme si chaque joie ressentie par eux faisaient écho chez le lecteur à une potentielle disparition à venir. Qu’ils soient jeunes ou plus âgés, on a du mal à observer les héros de Dudek en se disant qu’ils ont la vie devant eux.
Au cours de la lecture, on peut parfois se dire que les phrases et les situations s’enchainent en suivant l’intuition du moment de l’auteur. Tout semble découler du hasard, et chaque homme ou femme croisé dans la rue par un protagoniste peut lui-même soudainement devenir l’un des personnages du récit, au point que l’on se dise que Une plage au pôle nord pourrait durer infiniment, sautant d’un héros à un autre, oubliant en un éclair ceux qui avaient commencé à prendre vie pour tout reprendre ailleurs à zéro. Pourtant, comme avec son précédent roman, c’est le sentiment inverse qui s’impose lorsqu’on referme le livre : toute hypothèse d’un livre guidé par le hasard disparaît tant on se dit que celui-ci ne contient en réalité pas un mot de trop (on en revient au minimalisme échenozien).
La plage au pôle nord, c’est tous ces petits instants du quotidien qui permettent de donner un sens à l’absurdité de l’existence, c’est un bout de soleil sur un territoire froid qui s’étend à perte de vue. Arnaud Dudek en fait son territoire d’exploration avec une jolie désinvolture.