Même les BD peuvent renvoyer à une forme d’ignorance nonchalante et permettre, en toute bonne foi, de redonner un peu de sel à la curiosité intellectuelle d’un lecteur parfois las. Genre moi.
Prenez Sartre dont il est ici l’objet. Du Jean-Paul vaguement étudié au lycée parmi une ribambelle de penseurs aux noms souvent allemands, il ne me reste finalement pas grand-chose. Hormis les lointains souvenirs d’un bestiaire germanopratin, d’une forme d’union libre avec Simone « Castor » de Beauvoir, d’un clash définitif avec Camus, de la parenté de l’existentialisme (dont je serais bien infichu de donner une définition sérieuse à la volée, comme ça, sans passer par la case Wikipédia), et d’une imperceptible ressemblance avec mon grand-père, en particulier sur sa forme de lunettes très 50’s (à ceci près que mon grand-père avait l’œil moins déconnant et une rhétorique conceptuelle plutôt rustique).
A l’heure donc d’ouvrir la biographie dessinée de Jean-Paul Sartre, j’arrive donc en terrain assez méconnu, ne demandant qu’à procéder à un désherbage en règle de mon champ de connaissances. Je suis donc méga open pour une petite session de rattrapage.
Sartre par Mathilde Ramadier et Anaïs Depommier, ce sont 150 pages de belle facture, de la prime jeunesse du philosophe-romancier-dramaturge-homme engagé jusqu’à sa mort, dressant un inventaire assez large de son cercle intime et intellectuel, et s’appuyant sur quelques moments clés de sa vie et de son œuvre. Je vous passe les détails et le name drawing complet qu’on y croise (citons juste Merleau-Ponty, Paul Nizan, Jean Genet, Boris Vian, Camus évidemment…). En refermant le livre, pourtant, une forme de frustration étrange pointe le bout de son nez. Trop ou pas assez ?
En essayant d’analyser la source de cette sensation se pose d’abord la question de l’intention et du but avoué (ou ressenti) des auteures. S’il s’agit d’ajouter une pierre à l’édifice universitaire ou historique déjà consacré au philosophe, l’échec est évident car couru d’avance. Des montagnes d’ouvrages critiques, analytiques, explicatifs, biographiques, existent déjà et viennent compléter une œuvre conséquente. S’il s’agit au contraire de synthétiser la pensée du pilier du Café de Flore, alors le risque est grand de survoler une personnalité trop complexe et riche, une œuvre trop dense et subtile, une vie trop remplie pour qu’elle puisse simplement se résumer à travers des moments charnières. A fortiori quand la taille des bulles contraint à faire court…
Non. Ici, le but de Mathilde Ramadier et Anaïs Depommier se perçoit dans le texte de 4ème de couverture : « Pour certains le philosophe de l’existentialisme, pour d’autres l’éternel provocateur, l’écrivain engagé, le militant incertain, le bourgeois repenti, le compagnon de route de Simone de Beauvoir… De ses premières lectures dans le jardin du Luxembourg au refus du Prix Nobel de Littérature, Jean-Paul Sartre fut tout cela à la fois. » Sartre la BD cherche donc à couvrir tout ce qu’il fut : un intellectuel multifonction, intéressé par de nombreux champs de connaissance, bien décidé, comme Simone de Beauvoir l’exprime en page 33 lors d’une scène fondamentale (et très réussie), « à vivre tout ce que la vie a à m’offrir ». Sartre, c’est un patchwork chronologique des motifs parfois dépareillés qui composent la vie de cet homme influent du XXème siècle. Un intellectuel qui, d’une certaine manière, vit conformément à sa philosophie existentialiste : seuls ses choix vont déterminer sa vie pour finalement, à l’heure de l’inventaire pré-mortem, la définir…
(L’existentialisme est forcément plus subtil que cette phrase précédente ne le résume. J’adresse par avance mes excuses à nos lecteurs les plus pointus en la matière).
En tant qu’oeuvre dessinée, Sartre atteint donc ses limites de par son objet même : arriver à satisfaire un cahier des charges biographique quand on s’adresse – de fait – à un lectorat de béotiens curieux conduit – hélas ? – à simplifier un corpus aussi ardu que Sartre, l’existentialisme ou les mouvements de pensée d’après-guerre. Malgré toutes ses qualités graphiques ou l’effort de construction chronologique et idéologique, on reste un peu sur sa faim : trop de moment de sa vie, ou pas d’assez d’éclairages sur sa pensée. A ne pas choisir de parti-pris, d’épisodes très ciblés de la vie du personnage ou à vouloir restituer un maximum de temps forts du parcours du philosophe, on ressent une impression de survol général un brin frustrant. C’est tout le paradoxe de ce genre d’exercice, généralement constaté dans les autres œuvres dessinées sur des grands hommes : ne laisser de côté qu’un minimum de choses (et donc n’en dire qu’un minimum sur tout).
Si on essaye d’extraire la dimension factuelle et se positionner sur le plan du ressenti artistique (que nous dit le dessin ?), c’est l’incarnation graphique des deux personnages centraux que sont Sartre et de Beauvoir. Autant Sartre apparaît, avec ses grands yeux globuleux, son physique chétif et ses traits enfantins, comme virevoltant, un peu fou-fou et partant parfois dans tous les sens (jurant avec l’image de type austère et sérieux qu’on peut en avoir), autant de Beauvoir semble solide, droite dans ses bottes et plus centrée. D’une certaine façon, c’est elle qui semble la mieux caractérisée dans cette BD et qui apparait finalement comme le personnage le plus intéressant. Une femme aussi marquante que de Beauvoir, par son engagement féministe incomparable, aurait-elle été (inconsciemment ou non) mieux retranscrite par 2 femmes ? Quoi qu’il en soit, le contraste entre le personnage de Sartre, presque fragile parfois, et le roc physique et idéologique que semble constituer Simone de Beauvoir saute régulièrement aux yeux. Les femmes, pour Sartre, sont un point d’ancrage évident, et sa première Dame en particulier.
Finalement, si on ressort de la lecture de cette BD avec des frustrations, des questions ou une envie d’en savoir plus, il faudra se tourner vers autre chose que l’expression graphique. Mais on retiendra au fond, dans le ressenti général, que Sartre était plus qu’un cerveau : un homme qui aura fait des choix en essayant d’assumer la liberté qu’il se sera imposée. Et surtout un cœur, un être humain de chair et d’os qui aura vécu avec intensité. Sartre réussit au moins à donner du corps à un penseur.