Alias María : dans la forêt des mal-aimés
Présenté à Un Certain Regard le 19/05/2015. Durée : 1h31.
De Paulina à Alias María, il semble que les films sud-américains présents à Cannes aient en commun de forts personnages de femmes contraintes de se débattre pour affirmer et assumer leurs propres choix. Tout comme le film de Santiago Mitre, le premier long du colombien José Luis Rugeles Gracia traite notamment de la condition des femmes à travers leur rapport à la grossesse. Après la femme décidant de ne pas mettre un terme à une grossesse survenue après son viol, c’est un autre cas extrêmement délicat qui est présenté ici : celui d’une soldate de 13 ans, qui combat dans la forêt aux côtés des FARC, et qui va tenter elle aussi de préserver le bébé qui grandit en elle. L’une des premières scènes d’Alias María expose avec froideur la réalité des faits : livrés à eux-mêmes, devenus adultes avant d’avoir été des ados, les jeunes soldats des deux sexes ont des relations sexuelles non protégées, sans guère se préoccuper de conséquences sont on ne leur a probablement jamais parlé. Les avortements se pratiquent donc à la chaîne, dans la forêt, sous les mains d’un homme dont c’est heureusement le métier. Et puisqu’il faut se battre, puisqu’il est hors de question de s’encombrer avec des grossesses non désirées, les adolescentes enceintes n’ont pas leur mot à dire : comme une évidence, elles seront dépossédées de leur maternité sans même avoir été consultées.
Mais parce qu’elle a peur de l’intervention chirurgicale, ou parce qu’elle sent en elle un désir ardent de garder ce bébé, la jeune María (impeccable Karen Torres) décide de se soustraire aux tests de grossesse régulièrement imposés par l’armée. Les questions de l’avenir et de la survie de l’enfant se poseront plus tard ; en attendant, sans forcément se l’expliquer, María sait ce qu’elle veut. Mais la situation ne serait pas assez complexe si une autre affaire de bébé ne venait compliquer les choses : bientôt, avec d’autres soldats de son groupe, elle est chargée de transporter le nouveau-né de son commandant, né dans la forêt après avoir été choyé. Puisqu’il faut mettre le nourrisson à l’abri, et puisque ses propres parents ne peuvent se soustraire à leurs obligations militaires pour s’en occuper, c’est à María que revient cette lourde tâche. Et puisqu’elle est la seule fille à participer à cette mission, c’est en toute logique qu’elle devra s’occuper quasiment seule de ce petit être sans défense qui semble ignorer que se mettre à hurler de faim ou de fatigue est légèrement hors de propos en temps de guerre.
Cette guerre, d’ailleurs, le cinéaste n’en dit rien, soit parce que ça n’est pas le sujet, soit parce que María et les gamins de son âge n’ont probablement aucune idée de pourquoi ils participent à ce front armé. Se crée de temps à autres une déstabilisante sensation de flottement, de suspension au-dessus du sol, comme si allait soudain s’ouvrir une porte dérobée menant vers l’univers de Tropical malady ou celui de Predator. Évidemment, il n’en sera rien. Dans cette forêt colombienne, la jeune héroïne poursuivra un parcours semé d’embûches, suivie par une caméra ample, mobile et gracieuse qui parvient à mêler à la rugosité du combat une certaine poésie bucolique. C’est le miracle de la nature : sans forcément se prendre pour Terrence Malick, José Luis Rugeles Gracia parvient à filmer la fusion qui s’opère peu à peu entre êtres humains et éléments de la nature.
Impressionnant y compris dans ses scènes de fusillade, Alias María emporte le morceau par la façon assez douce avec laquelle il démontre que les problèmes de l’adolescente sont inextricables. Métaphore à peine voilée de la destinée d’une Colombie usée par cette guerre durant depuis un demi-siècle, qui fait de la forêt un tombeau et transforme sa si belle jeunesse en une armée de spectres ne pouvant pas décemment tirer de plans sur la comète. Dans cette forêt des mal-aimés, où chaque individu semble orphelin, María semble la seule à pouvoir encore créer du lien, à redonner du sens à l’existence de quelqu’un. C’est en tout cas ce dont elle semble convaincue, elle dont le regard noir mais pas sombre donne furieusement envie d’y croire malgré l’atrocité de la réalité.
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