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Love : le temps détruit tout

Présenté en séance de minuit (festival de Cannes) le 20 mai 2015. Durée : 2h15.

Par Lucile Bellan, le 22-05-2015
Cinéma et Séries
Cet article fait partie de la série 'Cannes 2015' composée de 14 articles. En mai 2015, la team cinéma de Playlist Society prend ses quartiers sur la Croisette pour une série de textes couvrant tout autant la sélection officielle que les sélections parallèles. Voir le sommaire de la série.

J’avais 17 ans quand j’ai vu Irréversible. Une plongée dans l’univers d’un réalisateur d’avant-garde, la fameuse scène choc qui faisait débat et puis ce dont on ne parle pas assez souvent, la beauté de la dernière partie du film et le dialogue du métro ancré dans le cinéma-réalité. À l’époque, Noé ouvrait des portes dont je ne soupçonnais pas l’existence. En tant que jeune spectatrice, c’était aussi excitant qu’éprouvant. Je garde de cette période d’excitation cinéphile un double DVD dédicacé par Vincent Cassel et de la sympathie pour ce film, pourtant tout sauf sympathique. Avant, le couple ultra glamour Cassel et Bellucci était pour moi l’archétype du romantisme, à cause d’un unique film de Gilles Mimouni, L’appartement. Passer de L’appartement à Irréversible, c’était devenir adulte et accepter la part sombres des choses, les drames, la violence et le sexe. Que cette découverte se fasse avec le couple qui avait hanté mes après-midi de vacances, a du jouer sur l’ampleur du choc. Dans un sens, c’était un dépucelage. Je fais partie de cette génération de teenagers que Gaspar Noé a dépucelée.

Seul contre tous (rattrapé peu après) a tenu ses promesses, immersion forcée dans une humanité crasse et presque impossible à détester. Et puis le segment We fuck alone dans le film collectif Destricted a été pardonné, pourtant redite désincarnée des sillons creusés par Irréversible. Enter the void a prolongé l’engouement. Avec ses expérimentations visuelles et narratives, le film est une aventure où le spectateur est sommé de s’abandonner corps et âme sous peine de rester sur le bas-côté.

Love, c’est une année de buzz savamment orchestré. Gaspar Noé et son complice, le producteur Vincent Maraval, sont de bons vendeurs. Le film qui devait « faire bander les garçons et pleurer les filles » est attendu comme LA projection événement de Cannes 2015. Les mots “porno” et “3D” sont sur toutes les lèvres, et la foule amassée pour cette séance de minuit quinze (qui commencera en fait à minuit quarante-cinq) en fin de festival confirment que le travail de promotion a été efficace.

Dans les faits, cette séance n’a rien du choc annoncé. Oui, il y a bien une quantité de scènes de sexe explicites. Mais elles restent cantonnées aux schémas classiques : 1 fille + 1 garçon, 2 filles + 1 garçon. Il ne faut en fait pas plus de 15 minutes pour que Gaspar Noé martèle son premier propos homophobe : « Pourvu qu’elle n’en fasse pas un pédé » pense un père à propos de son fils. D’une manière générale, le réalisateur est plus à l’aise avec le phallus hétérosexuel fièrement dressé qu’avec le sexe des femmes (qu’il évite copieusement par des jeux d’ombres). Et les femmes qui se donnent du plaisir entre elles sans accepter que le héros s’immisce sont des « gouinasses ». Tout est dit.

Pour être honnête, Gaspar Noé n’a pas vieilli. Il est resté figé dans le temps, au début des années 2000. Quand son film choc avait déjà bousculé la Croisette, quand ses effets trop appuyés étaient une petite révolution, quand la violence et le sexe tels qu’il les représentait étaient une folie. Aujourd’hui, il n’est plus iconoclaste, il n’est plus ni punk ni révolutionnaire. Son cinéma est convenu, attendu, conformiste (et bien sûr misogyne et homophobe). Il ne touche que les midinettes qu’il reste à déflorer, ceux et celles qui n’ont pas eu la chance de le découvrir il y a une petite quinzaine d’année.

Le constat est tragique. J’ai vieilli, je vais avoir 30 ans. Gaspar Noé est resté bloqué dans mon passé, avec ses souvenirs encore vivaces mais qui restent des souvenirs, impossibles à revivre. L’émotion qu’il m’avait offert à l’époque, il ne pourra plus jamais me l’offrir.

Hier soir, au moment de sortir de la salle, deux jeunes filles m’ont prise à partie avec celui qui m’accompagnait (aussi sceptique et déçu que moi) « vous pouvez nous expliquer pourquoi vous n’avez pas aimé ? ». Puis, devant la déception flagrante et dans un demi-sourire « Ça doit être une question de perception ». Non, ce n’est pas une question de perception. C’est une question d’expérience. J’envie votre enthousiasme, votre jeunesse, la légèreté avec laquelle vous avez apprécié cette séance qui a du vous paraître tellement folle. Je me rappelle à quel point c’était bien, de ressentir ça pour lui. Aujourd’hui, avec Love, Gaspar Noé ne me fait plus rien. Il ne m’excite pas, il ne m’émeut pas, il ne m’évoque qu’une profonde tristesse. Celle du temps qui passe et qui détruit tout.