Mia Madre : combats perdus d’avance
Présenté en compétition au festival de Cannes 2015. Durée : 1h46.
Margherita (Margherita Buy) tourne un film social et politique sur une usine récemment reprise par une multinationale américaine. Face à d’inévitables licenciements les ouvriers s’opposent à leur nouveau patron interprété par John Turturro, excellent en acteur ingérable. En marge de ce tournage difficile, la mère de Margherita vit ses derniers instants et son frère Giovanni a quitté son travail pour s’occuper d’elle à temps plein. C’est la mort de sa mère qui a inspiré à Nanni Moretti l’idée de ce film qui fait dialoguer avec une grâce et une délicatesse infinie deux univers et deux réalités. Celle, douloureuse, de ce deuil qui s’annonce, s’immisçant peu à peu dans tous les compartiments de la vie privée et celle, factice, de la réalisation d’un film que l’on devine inévitablement mauvais.
Alors que la mort d’Andrea dans La chambre du fils était brutale, inattendue, violemment contre-nature, le décès est ici dans l’ordre des choses. Ce deuil prévisible, celui d’un parent âgé, est néanmoins générateur d’angoisses et d’une remise en question profonde chez ceux qui restent. Des enfants cinquantenaires qui semblent désertés par la vie alors que leur mère mourante se montre sereine face à l’inéluctable. Giulia Lazzarini, grande comédienne de théâtre dont c’est ici le premier grand rôle au cinéma, incarne avec pudeur et sensibilité cette professeure de latin (comme l’était la mère de Moretti) en fin de vie. Le choix de la matière enseignée ne doit rien au hasard. Le latin est à la source, il est la base de la langue italienne et ses déclinaisons sont ici autant de membres d’une même famille. Le latin est le lien entre une petite-fille et sa grand-mère adorée, rien de moins qu’une passerelle entre la jeunesse et une vie qui s’achève. Evoqué dans de nombreux films de Nanni Moretti, notamment dans La chambre du fils et Habemus papam, le latin est omniprésent dans Mia Madre. À l’heure où la France s’interroge sur la nécessité de continuer à enseigner le latin aux collégiens, Margherita a une réponse toute trouvée: « Je sais que c’est utile mais j’ai oublié pourquoi ». Outil de construction de la pensée mais aussi support de transmission d’un savoir, le latin est ici le fil qui relie les générations de cette famille que l’on devine unie par un amour inconditionnel.
Margherita, alter ego de Moretti, est submergée par les doutes dans son travail, sa vie privée, son rôle de parent. Elle est l’archétype du cinéaste ombrageux, ayant des difficultés relationnelles avec son équipe et ses acteurs, prenant sans cesse de mauvaises décisions dont elle rend les autres responsables. Cette idée du film dans le film et l’irruption du personnage de Barry, acteur américain mythomane et incapable de retenir son texte, donnent lieu à des scènes hilarantes et caustiques. Moretti parodie ce monde du cinéma qu’il connaît si bien et n’épargne personne, surtout pas ses propres tics de metteur en scène. Il parvient à maintenir l’équilibre entre les scènes de tournage et les scènes à l’hôpital, deux univers entre lesquels Margherita navigue avec difficulté, dépassée par les événements. Comme elle le confie à sa mère, Margherita est fatiguée. Fatiguée de tout et surtout d’elle-même, exaspérante pour son entourage et trop égocentrique pour s’intéresser sincèrement à ceux qui l’entourent. Lors d’une des nombreuses scènes oniriques qui rythment le film, son frère Giovanni fait la queue devant un cinéma où est projeté le film Les ailes du désir. Il l’interpelle avec bienveillance et l’encourage à lâcher enfin prise, à s’émanciper des schémas qui empoisonnent son existence. Son désarroi face à la lente agonie de sa mère, son refus de la voir perdre son autonomie est résumé dans une scène bouleversante où Margherita, en larmes, s’agace lorsque sa mère se révèle trop faible pour marcher. Elle lutte contre l’inévitable issue de la maladie comme elle lutte avec son acteur principal pour que ce dernier retienne enfin son texte. Mais les deux combats sont perdus d’avance.
Nanni Moretti, qui confirme ici son immense talent d’acteur, s’est donné le rôle de Giovanni (son véritable prénom), le frère exemplaire et omniprésent. Figure angélique, il apparaît comme un être désincarné dont les silences et la sagesse contrastent avec le bruyant désarroi de Margherita et son incapacité à faire face. Perpétuellement en marge du réel, il y a chez lui une sorte de renoncement résigné. Alors que Margherita se débat avec le quotidien, une histoire d’amour qui s’achève et l’émancipation de sa fille adolescente, Giovanni annonce à son patron sa décision de quitter pour de bon son emploi. Ce dernier lui rappelle qu’à son âge, retrouver un travail ne sera pas facile. Le voilà vieux, déjà, et confronté, alors que sa mère se meurt, à sa propre fin. Frère bienveillant, oreille attentive, il est là pour aider sa sœur à accepter ce qu’elle refuse d’admettre. Moretti, comme dans Habemus Papam, est non pas en retrait, mais « à côté » du personnage principal. Etre « à côté », c’est précisément ce que demande Margherita/Moretti à ses acteurs : incarner un personnage mais ne pas disparaître derrière lui. Elle finira par avouer que le sens de cette formule magique, qu’elle répète inlassablement au fil des films et des années, lui est en réalité bien mystérieux.
Mia madre est un film sur ce qui reste de ceux qu’on a perdu : une chaise vide derrière un bureau et des livres dans une bibliothèque, des dictionnaires et des romans que l’on met en cartons, un appartement que l’on vide et l’omniprésence de celui qui n’est plus. Après la mort de la mère, un de ses anciens élèves vient sonner à la porte. Ignorant le décès de son professeur, c’est finalement avec Margherita et Giovanni qu’il va s’attabler pour évoquer la défunte. Une défunte plus vivante que jamais dans les souvenirs de cet adolescent devenu grand qui, de souvenirs surprenants en évocations joyeuses, conclura simplement en disant que son professeur lui a appris à vivre. C’est aussi le sens de la dernière phrase, bouleversante, du film et l’héritage si précieux d’une mère aimée à ses enfants. Mia Madre est un film mélancolique habité par la présence solaire de la mère qui en est la véritable héroïne. Nanni Moretti va à l’essentiel et nous rappelle qu’il est bon, parfois, de simplement s’abandonner à vivre.
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