Vice-Versa, le point limite de Pixar (jusqu’au prochain)
Sortie : 17 juin 2015. Durée : 1h34.
À plus d’un titre, Vice-Versa entre par la grande porte dans l’histoire en cours d’écriture de la maison Pixar. Parce que c’est le deuxième film du studio à avoir eu les honneurs d’une présentation à Cannes, après Là-haut qui avait fait l’ouverture du Festival en 2009. Plus important, parce que Pete Docter était alors déjà aux manettes, comme pour Monstres & Cie en 2001. En s’ajoutant à ces deux premiers longs-métrages, Vice-Versa dresse une règle de trois ne souffrant pas la contestation : chaque fois que Docter prend les commandes d’un film, Pixar passe un cap, grandit thématiquement, artistiquement. Le fait que les réalisations de Docter comptent parmi les plus conceptuelles – et donc, par le jeu des vases communicants, parmi les moins fonctionnelles en termes de divertissement industrialisé – est évidemment la clé de ce statut à part.
Avec Toy story 1 et 2, Monstres et Cie posait les bases de la philosophie du studio, révolution copernicienne qui inverse les rôles narratifs entre les humains et leurs auxiliaires, jouets remplissant les chambres d’enfants et monstres peuplant leurs cauchemars s’arrogeant soudain le devant de la scène. Avec le troisième Toy story et Wall-E, Là-haut faisait entrer dans le champ la mort, l’idée de finitude des choses et des existences, dans tout ce que cela peut avoir de plus brutal et sombre. Aujourd’hui, Vice-Versa porte d’un coup le caractère réflexif et conceptuel du cinéma de Pixar dix crans plus loin. C’est un nouveau film-limite pour le studio (en attendant le prochain long-métrage signé Pete Docter, à n’en pas douter), qui transforme en énigme de plus en plus insoluble la question « à quel public s’adresse ce film ? ». Étant données la place centrale de Pixar à Hollywood et l’exigence de retour sur investissement qui pèse sur leurs épaules, cette énigme est également de plus en plus fascinante.
Le précédent Pixar, Monstres Academy, était déjà difficile à situer : faux film de campus et d’apprentissage adolescent, rendu mal à l’aise par l’angoisse de l’échec. Mais son trouble restait une émotion diffuse, flottant au-dessus du récit. Vice-Versa fait du dédoublement de personnalité le cœur de son identité, le moteur de son histoire mi-enfantine mi-adulte. La séquence devenue immédiatement culte de la traversée de la machine à comprendre les abstractions est certainement celle où cette schizophrénie atteint des sommets – dans son intensité comme dans sa réussite comique. Les personnages dissertent en termes savants sur ce qui est en train de leur arriver, et dans un geste méta les animateurs transposent cela à leur graphisme qui passe par le cubisme et la 2D ; tout cela à la seule destination des adultes, pendant que les enfants sont ravis de rire des formes étonnantes et amusantes qui surgissent soudain, comme par magie, à l’écran. Docter joue et gagne sur les deux tableaux, ici comme dans toutes les scènes où il profite sans retenue de la chance d’avoir modelé un concept qui ne pose aucune limite à son imaginaire. Il en découle des visions d’une puissance prodigieuse (l’île qui entraîne le train dans sa chute…), ne se rattachant à rien de familier et s’inscrivant dans la lignée des préceptes du mouvement surréaliste, et des toiles de Dali où se déploie un autre horizon mental infini.
Dans d’autres parties du film la jointure d’horizons antinomiques n’est pas aussi parfaite. Comme celui d’Aladdin, le génie de la lampe de Vice-Versa a aux poignets des bracelets (de marque Disney) qui limitent ses mouvements. Au terme de son fantastique premier acte, qui ouvre la porte à un univers inouï de possibles et regorge d’inventions et visions vertigineuses – dès le premier plan faisant du monde extérieur un écran de cinéma pour nos émotions –, le film s’aiguille sur les rails d’un récit plus calibré, et artificiellement directif, où le rose bonbon et le parc d’attractions grignotent l’étendue extraordinaire produite par le postulat de départ. Rose bonbon, parce que Vice-Versa se circonscrit à l’esprit d’une fille de onze ans (Riley) qui ne connaît qu’un seul gros mot, dont la première expérience perturbante dans la vie est le déménagement mouvementé qui sert de trame au film, et chez qui les émotions plus complexes (Tristesse, Colère, Dégoût, Peur) servent de faire-valoir à la Joie. Riley est préservée dans le cocon de l’enfance, cocon qui est étendu au film entier et à son public.
Parc d’attractions, car chaque zone cérébrale traversée par Joie et Tristesse est clairement délimitée, avec son thème, sa porte d’entrée, ses règles expliquées au préalable ; il y a même un petit train qui fait le tour des différentes attractions… Cependant, derrière la carte de ce simili-Disneyland, Vice-Versa dévoile un territoire mental aux allures de chantier permanent – schizophrénie aiguë, là encore. Docter nous montre sans cesse le décor et son envers, le point de vue des utilisateurs finaux privilégiés et insouciants (les émotions stars, l’ami imaginaire Bing Bong) et la réalité des ouvriers anonymes et ignorés, qui s’activent par dizaines dans tous les secteurs pour exécuter les tâches ingrates qui font tourner la machine. Même représenté sous une forme simplifiée le cerveau reste dans Vice-Versa une usine considérable et autonome, toujours en cours de reconfiguration, laquelle nécessite le déploiement autoritaire de moyens abrupts : tractopelles, décharge, obligation de mise au rebut de tout ce qui ne sert plus.
Le dépotoir comme étape terminale du parcours lie Vice-Versa à Toy story 3 et Wall-E, les deux premiers « films noirs » de Pixar. À l’autre extrémité, l’ouverture du film prend le relais de celles de Là-haut (déjà fantastique, comme l’entrée en matière de Vice Versa ; Docter est le roi des ouvertures) et de Toy story 3, encore, pour parler d’enfants qui grandissent (trop) vite. Dans Toy story 3 et Là-haut, ainsi que dans Monstres et Cie, la solution consiste à trouver d’autres enfants – avec qui jouer, à faire rêver ou cauchemarder. Peut-être car il est le complémentaire de ces films qui l’ont précédé (où les jouets s’animent quand les enfants ne regardent pas, et les monstres s’activent quand ils dorment, alors que les émotions suivent le même rythme d’éveil et de sommeil que les enfants), Vice-Versa a pour enjeu de parvenir, pour la première fois, à rester avec le même enfant alors qu’elle grandit. Ne pas faire partie de ce qu’elle abandonne, mais apprendre avec elle à abandonner certaines choses, et développer de la sorte une relation dont la complexité fait la richesse et la force.
De manière simple et symbolique, comme dans un conte, on apprend (ou on réapprend) dans Vice-Versa que l’on ne sait jamais de quoi demain sera fait, raison pour laquelle il faut toujours être prêt à s’adapter. Cela vaut aussi pour nos émotions, qui nous dirigent mais n’en savent pas plus que nous sur la vie. Ainsi la joie ne peut pas mourir mais elle doit évoluer au fil du temps ; arrêter d’être un tyran et laisser de la place aux autres émotions, en particulier la tristesse, qui ne doit pas être ignorée – Vice-Versa nous murmure que son émergence est inévitable, et n’est pas un mal. Il y aurait pour Pixar quelque chose d’immense à produire sur le long-terme sur la base du principe de Vice-Versa : suivre à la manière d’un Boyhood l’évolution intérieure de Riley. Docter pose déjà quelques pierres dans ce sens, avec l’idée folle tout juste effleurée de l’interaction entre les émotions des gens. Non seulement cette idée est capable de générer des réactions en chaîne jubilatoires (et très justes – les disputes découlent pour la plupart de la mauvaise interprétation des émotions d’autrui), mais elle ouvre en plus la porte à une autre idée encore plus forte : de même que les humains qui les abritent, les émotions grandissent. Cela se remarque visuellement, instantanément (preuve de la puissance du concept du film), par le changement de l’allure des émotions, ou de leur disposition autour de la console de contrôle. Cela fonctionne même pour les animaux. Le monde entier est à la portée de ce que Pixar a inventé dans Vice-Versa. Ce serait du gâchis s’ils ne s’en saisissaient pas.