Deux messieurs sur la plage de Michael Köhlmeier : tenir le chien en laisse
Paru le 2 septembre 2015. 250 pages. Éditions Jacqueline Chambon.
Un colosse aux pieds d’argile. Un clown très triste. Entre les deux, un pacte secret, une promesse de s’assister à la moindre apparition de leur ennemi intime, ce chien noir qui pouvait les plonger dans des abîmes de désespoir… Au bord du suicide.
Winston Churchill et Charlie Chaplin étaient intimement liés depuis leur rencontre sur une plage californienne, en 1929, à l’occasion d’une soirée hollywoodienne rutilante où l’un et l’autre s’ennuyaient à mourir. Dans la pénombre, sur le sable mouillé qui les oblige à retrousser leurs pantalons, les deux anglais identifient immédiatement ce trait commun qui les ronge : une tendance dépressive profonde.
Churchill demanda à Chaplin :
« Vous êtes souffrant ?
– Ai-je l’air souffrant ? répondit celui-ci.
– Oui.
– De quoi ai-je l’air, alors ?
– L’air de quelqu’un qui pense au suicide, avait répondu Churchill.
– Vous ne pouvez pas en juger, il fait trop sombre.
– C’est vrai, n’est-ce pas ? (…)
– Oui, c’est vrai, répondit Chaplin. »
Chaplin est un enfant de la balle, dont les parents artistes ne parvinrent qu’à vivoter de leur art. A l’âge de 6 ans, à Londres, une femme ayant appartenu à la troupe de ses parents, devenue quasi-clocharde, lui révéla le prix à payer de celui qui veut épouser la carrière d’artiste : tromper Dieu tout le temps en jouant un autre que soi, en pire ou en meilleur, désapprouvant ainsi l’œuvre divine par le mensonge qu’est la comédie. Car Dieu punit les comédiens, les démolit, les condamne à se débattre dans le néant d’une existence vouée à l’échec. En jouant d’autres vies, on rate fatalement la sienne. Chaplin est un enfant et sa vision du monde en est transformée à un point tel qu’il pense déjà à mettre fin à ses jours face à la vacuité de son ambition. Des années plus tard, devenu adulte et célèbre, il vivra dans la certitude que la malédiction s’était réalisée : c’est Charlot qu’aimaient les gens, pas Charlie. Le revers de la médaille… Cette idée que l’artiste se punit lui-même de préférer incarner d’autres destins, d’autres âmes, comme pour oublier sa propre vie, constitue à la fois un puissant moteur et un collier étrangleur. Chaplin s’oubliait dans le travail et ne supportait pas d’être face à lui-même lorsque sa carrière et sa vie personnelle connaissaient des moments de creux. Et il en eut beaucoup.
Churchill connut aussi le désespoir dès ses 6 ans. Issu d’une grande lignée aristocrate britannique, il fut placé dans un internat par ses parents (absents) après quelques années de bonheur auprès d’une nourrice qui l’adorait. Elève médiocre, incapable de respecter des règles qu’il jugeait absurdes, il vit mal ce qui contrarie sa volonté de puissance, de tout ordonner, de décider. Une forte tête, déjà. Ses parents ne lui témoignent que peu d’intérêt, son père n’étant « pas fier de lui ». A la suite d’une remontrance de son directeur d’école, il tente de fuir le dortoir et s’électrocute gravement. Un événement qui sonne le glas de son insouciance d’enfant.
Michael Köhlmeier va croiser ses sources, entre les ouvrages déjà consacrés aux deux héros de son livre et d’autres documents qu’il tient de sa famille, et suivre le cours du temps, tout au long de la vie de ces deux êtres hors normes. Churchill et Chaplin se croiseront finalement peu au cours de leurs intenses existences, mais ces brefs moments seront essentiels… Deux messieurs sur la plage est le plus souvent captivant mais aussi troublant.
En premier lieu, il pose la question, toujours délicate dans ce genre d’exercice, de la frontière entre fiction et réalité. Car le roman est traversé de références historiques ou bibliographiques, comme si l’auteur voulait nous prouver la véracité de certaines scènes parfois stupéfiantes. Pour autant, il fait œuvre de romancier, reconstituant fatalement des dialogues ou des scènes dont il n’existe aucune preuve. Lorsque le champ romanesque se nourrit du réel, l’intangible liberté de l’auteur se remplit d’ambiguïté et interpelle le lecteur, qui ne sait plus s’il se trouve face à un récit ou une fiction. Vieux débat. Qui nécessite de faire un choix en tant que lecteur. Sur ce plan, Michael Köhlmeier entretient dans son livre un trouble plus présent que chez d’autres romanciers se livrant au même genre d’exercice, renvoyant très souvent à des sources précises. Etait-ce nécessaire à ce point ? Peut-être pas, car ses justifications réduisent l’impact littéraire de son texte, traversé néanmoins de moments de grâce.
Ensuite, le poids dans l’Histoire de ces deux messieurs entre dans des catégories différentes (même si Chaplin intervient dans le registre politique avec Le Dictateur) et finit par avantager Churchill dans l’intérêt du lecteur. L’artiste torturé, dépressif, se donnant corps et âme à son art, est un stéréotype convenu. Que Chaplin se gave d’héroïne, se comporte en tyran domestique et professionnel, devienne odieux à la moindre critique défavorable… est presque du domaine de la normalité quand il s’agit de génies artistiques. Combien de tarés sociopathes et manipulateurs à Hollywood ? Dans le roman de Michael Köhlmeier, le cas « Chaplin vs la dépression » est d’une portée bien moindre que celui de Churchill, l’homme providentiel qui maintint à flot une Angleterre exsangue sous les obus allemands. Churchill, seul homme politique à avoir compris les desseins d’Hitler dès son ascension, prix Nobel de Littérature et amateur de peinture à l’huile, maintes fois ministre puis Premier Ministre britannique du lendemain du début de la guerre jusqu’à la veille de la paix… mais aussi alcoolique au plus haut point et atteint d’attaques dépressives tellement brutales qu’il engagea un secrétaire particulier – William Knott – dont la mission était de le protéger contre lui-même.
« Votre tâche consiste à veiller sur moi. Je ne peux pas me permettre, et l’Angleterre ne peut pas se permettre de me voir subir une attaque du chien noir. Si malgré votre engagement, je devais trouver une occasion de me tirer une balle dans la tête, vous récupérez l’arme, effacerez mes empreintes et prétendrez être un assassin soudoyé par Hitler. Au moins, en tant que martyr, je servirai à quelque chose (…). Vous serez probablement exécuté. Cela fait partie du job. Alors veillez bien sur moi. Vous veillerez en même temps sur vous-même. Beaucoup de choses dépendent de vous. Tout dépend de vous. Si les gens apprennent que Winston Churchill a mis fin à ses jours, Hitler aura le champ libre. Ce sera la fin de l’Angleterre. La fin de la civilisation. »
Churchill, luttant simultanément contre un ennemi intime et livrant un combat sans pitié contre le nazisme : deux fronts dont on ne sait lequel est le plus mortel. Dans les mots de Michael Köhlmeier, l’impression est nette que les démons de Churchill, non contrôlés, auraient pu valoir à l’Europe un destin bien plus sombre, une catastrophe décuplée qui se serait empilée sur l’horreur de la Shoah. Heureusement, il parvint à surmonter ses crises en adoptant parfois la technique que lui avait enseignée Chaplin (et qu’il tenait de Buster Keaton) : la méthode du clown. Le principe ? S’allonger nu sur une immense feuille de papier, écrire dessus en spirale, en tournant sur son ventre et en s’adressant une lettre à soi-même destinée à dissiper les pensées sombres. Quiconque les aurait surpris dans cet exercice eut été tenté de contacter immédiatement l’hôpital psychiatrique le plus proche, croyant les surprendre dans un instant de folie. Mais peut-être étaient-ils vraiment un peu fous, au fond…
Deux messieurs sur la plage, c’est l’histoire de deux génies aux registres différents qui se découvrirent une amitié vitale, et le récit de leur acharnement à s’investir corps et âme dans d’autres combats qui leur permettaient d’oublier un temps leurs tourments et de se soustraire à eux-mêmes, se plongeant dans des diversions d’une intensité folle – le cinéma ou le monde en guerre – qui maintenaient en laisse le chien noir. Mais qui ne l’empêchaient jamais d’aboyer ou de mordre.
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