Lorsqu’ils sont déprimés les européens ont tendance à errer seul dans les rues de capitales immenses. Ils ont le regard las et contemplent des couples heureux pour aggraver leur détresse. Les américains au contraire filent direct au bar, s’avachissent sur le comptoir, commande un double scoth, et picolent jusqu’à engager la conversation avec un compère d’une nuit. Je n’aime pas fuir les clichés, la posture de rébellion étant devenue elle-même bien édulcorée, je me vautre dedans sans complexe. Ainsi hier soir, empli d’un vague à l’âme post-automnale, je me suis mis à déambuler dans Paris, à arpenter les rues sans but, ressassant des angoisses que le froid ne saurait pas apaiser, et puis au détour d’une ruelle, je suis tombé par hasard sur le « At the cut » un troquet où j’avais mes habitudes à l’époque où « la vie active » n’était qu’un concept destiné à effrayer l’étudiant que j’étais. Le destin me poussait à transformer cette marche solitaire en une saoulerie de l’ouest !
Un bout du comptoir protégé de la lumière, un Jack Daniels commandé de manière fort impolie, puis le regard qui ne tarde pas à se troubler, je n’en demandais pas plus. Provenant de l’autre côté de la pièce, un brouhaha me fit cependant comprendre qu’il faudrait ce soir que je partage ma mélancolie avec un groupe. Je me replongeai dans l’alcool. Puis les mots résonnèrent : « Coward », le chanteur à la voix rocailleuse s’adressait directement à moi ; sans même connaître mon histoire il ne jouait que pour moi. Je ne le reconnus pas tout de suite mais ce foutu fauteuil roulant et la présence de Guy Picciotto (qui m’avait auparavant été présenté par Ian MacKaye lors d’un concert de The Evens) ne laissait pas la place au doute, c’était bien Vic Chesnutt en personne qui m’attendait pour me sauver.
Je relevai la tête et aperçus près de la scène, cinq autres têtes connues : Martin, Thomas, Marc, Edouard et Olivier, cinq potes de prépa que je n’avais pas recroisé depuis des années. J’aurais aimé savoir ce qu’ils étaient devenus mais je n’avais pas le courage de leur parler, pas la force de m’étendre sur mon propre parcours, pas l’envie de m’épancher à leur table.
La pureté de « When The Bottom Fell Out », l’émotion de « Chinaberry Tree », la langueur de « Chain », tout ça été trop pour moi, j’avais la gorge nouée et commandai un second verre, puis un troisième, puis un quatrième. Le barman essayait de me résonner mais je ne l’écoutais pas, focalisé que j’étais sur cette voix qui faisait vibrer mes artères (« We Hovered With Short Wings »). Les souvenirs refaisaient surface, ils étaient lancinants et hypnotiques, je me rappelais le sens de cette échappée nocturne, je me remémorais ma bêtise, son abandon. Les guitares m’assaillaient et je me laissais faire (« Philip Guston »).
J’avais bien remarqué que depuis quelque temps mes trois anciens camarades ne riaient plus du tout (« Concord Country Jubilee »), n’évoquaient plus les moments cocasses du passé (« Flirted With You All My Life »), eux aussi laissaient leurs vies de côté. Notre passé, leur avenir ne comptaient plus face à l’importance que les chansons de Vic Chesnutt prenaient dans nos cœurs. Alors que j’avais pris un chemin balisé, les chansons, elles, ne cessaient d’arpenter de sinueux chemins, de noircir la folk d’electricité, ou encore de jouer de l’épuration avec une honnêteté troublante ; jamais égoïste toujours au service de l’âme (« It Is What It Is »).
Sur « Granny », je ne pu m’empêcher de verser une larme. Accablé, je quittai la salle quelques secondes avant la fin de la chanson. Je ne voulais pas que mes anciens camarades s’aperçoivent de ma présence, je ne pouvais toujours pas parler. Dehors le froid persistait. J’étais tout aussi malheureux qu’à mon entré dans « At The Cut » mais quelque chose avait changé : sous la tristesse brillait dorénavant l’espoir.
Note : 9/10