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Knight of Cups de Terrence Malick : l’inconsolable solitude

Par Alexandre Mathis, le 27-11-2015
Cinéma et Séries
Suite à la sortie de son essai Terrence Malick et l'Amérique, publié aux éditions Playlist Society et disponible ici, Alexandre Mathis prolonge son analyse de l'oeuvre du cinéaste texan avec cette exploration de Knight of Cups, son septième film.

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C’est un film de guérison. De guérison à priori impossible.

Les enfants de Tree of life ont grandi et se retrouvent dans Knight of Cups – si ce ne sont pas eux, ce sont leurs cousins. Rick (Christian Bale), personnage central de ce nouveau Terrence Malick a énormément à voir avec le personnage que jouait Sean Penn dans Tree of life. Voilà un homme perdu, errant tel un pèlerin sur les décombres d’un monde qui n’est pas le sien. Malick a toujours travaillé le déracinement, mais auparavant, il y avait toujours une terre promise. Or ici, la Californie est un désert de solitude intense. Rick n’a pas d’endroit pour s’apaiser. Il est visiblement un acteur à succès, aimé de plein de monde : il attire les filles à lui sans difficulté ; on lui propose un mystérieux contrat en or sans qu’il semble plus emballé que ça. Mais, quelque chose reste bloqué en lui. « Seul ? Seulement entouré des gens », murmurait le Sergent Welsh (joué par Sean Penn, encore lui) dans La Ligne rouge. Rick ne fait que ça, se sentir seul. Il ne parle presque pas. Son corps rigide joue à faire semblant, à essayer. Mais quel vide en lui !

Le film commence par une quête qui nous est promise en voix off : trouver la perle. Celle qui pourrait, visiblement, offrir le bonheur, ou plutôt l’épanouissement. Avertissement de taille, cette voix rappelle l’histoire d’un prince d’Égypte promis à cette tâche mais qui échoua faute de se souvenir qui il était. A Rick de se remémorer pour réussir d’où il vient. A nous, spectateur, de capter l’éphémère beauté des choses. Car oublier serait se perdre.

Les éclairs de vie

Le banal devient sublime et intime

C’est alors que saute aux yeux l’une des plus belles choses dans le cinéma de Malick, que l’on a trop peu souligné jusqu’ici : ses films permettent de voir la vie d’inconnus. Le banal devient sublime et intime. Au milieu des flashs et des éclairs, les personnages de Malick déambulent pour regarder et écouter. Dans combien d’autres films peut-on, au hasard, contempler de vieux messieurs noirs jouer aux dominos dans la rue, admirer un médecin soigner de graves malades de la peau, voir surgir un enfant sur son vélo ou s’amuser gentiment de jeunes gens riches se faire des courbettes pour mieux se séduire ? Knight of Cups est rempli de ces visions. Présente depuis le début (certains plans de coupes de la Balade Sauvage fonctionnaient déjà sur ce mode-là*), la méthode s’est amplifiée avec l’arrivée d’Emmanuel Lubezki comme chef opérateur à l’époque du Nouveau Monde. Parfois la caméra est potentiellement subjective, parfois elle colle aux basques de ses personnages grâce au steadicam. A la Merveille faisait déjà ça, Tree of Life aussi. Mais ici, c’est le cœur du programme. Contrairement aux deux précédents films, Malick abandonne en partie ce qu’Yvonne Baby appelait « le point de vue de l’âme », c’est-à-dire que des scènes opéraient des décrochages sur des plans d’eau ou de champ, que la caméra suivait plusieurs personnages et que plusieurs voix se télescopaient, parfois en plusieurs langues, comme pour former une grand tout. Dans Knight of Cups, un seul personnage sert de guide à nos yeux. C’est moins vrai pour les sons, puisque les voix off s’enchevêtrent toujours. Malick va même encore plus loin qu’avant. Régulièrement, la voix off vient d’une prise de son directe, on y entend l’écho de la pièce, la tessiture générale du lieu. La voix off n’est donc pas simplement un élément de pureté immatérielle, elle est une affirmation du monde extérieur au sein de l’âme de Rick.

La solitude de Rick se dessine totalement dans la présence du monde extérieur, aussi beau et bienveillant soit-il. Quand le monde rit autour de lui, Rick rit par convenance, comme pour se sentir appartenir au monde. Mais une mélancolie dans ses yeux ou un mot déchirant en voix off, vient effacer cette apparente légèreté.

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Souffrir malgré la beauté

Afin de marquer ce mal être, le film évolue subtilement. D’abord, il souligne littéralement l’intériorité de Rick au travers de l’environnement. Ainsi, un tremblement de terre réel surligne les premiers tressaillements du personnage. Les vidéos expérimentales projetées à une fête sont filmées en rythme devant un Rick euphorique. Puis, sa rêverie se cogne à la vitre d’un aquarium tant il admire les raies manta nager librement, et délaisse sa compagne à ses côtés. Puis le film se détache de ces surlignages pour insister sur la dichotomie entre ce personnage hagard et la survivance d’une fureur extérieure de plus en plus sourde.

Rick devant l'installation d'art contemporain

Rick et le plafond de LED bleues

Malick se plaît aussi à salir la pureté du cadre en coupant les têtes, en insérant des images en go-pro et des plans en grand angle qui n’ont que faire de la coquetterie des acteurs, celle de Christian Bale en tête. Ce qui est beau est parfois un peu laid. Le réalisateur utilise le timelapse, il s’amuse du vertige des échelles, des contre-plongées, bref tout ce qu’on connaît de son afflux d’images sidérantes. Il arrive encore à surprendre par son sens du cadre. Un exemple marquant : cette scène où une installation d’art contemporain montre un entassement de coupoles et assiettes bleues avec derrière un fond blanc. A priori, ce sont des assiettes de tailles normales. Cut. Plan suivant : la même installation avec à sa gauche le personnage de Natalie Portman qui marche. Elle est en fait plus petite que l’installation. Rien, avant cette malice du montage, ne laissait présager cela, sauf à connaître l’œuvre en question. C’est aussi ça le renouvellement discret de Malick, capter des choses encore inédites, comme ce gigantesque circuit de voitures majorettes, comme ces ébouriffantes déambulations dans Las Vegas ou comme ce plan de Rick et son plafond de LED bleues qu’on croirait sorti de Casino de Martin Scorsese. Des flashbacks – sans que l’on soit complètement certain qu’il s’agisse de ça – font revivre des instants de déchirure pour Rick. A ce titre, le segment avec Nancy (Cate Blanchett) pourrait résumer la peur de l’échec amoureux. S’aimer mais se séparer ; se retrouver sans plus se comprendre ; s’étreindre sans plus rien ressentir ; désirer l’autre même si ça nous fait du mal.

« Les rêves sont beaux. Mais on ne vit pas dedans »

Si le film poursuit le montage impressionniste des dernières oeuvres du cinéaste où la narration efface presque intégralement le scénario et les péripéties, le véritable objectif de avec Knight of Cups consiste à se souvenir qui l’on est pour trouver la perle. Pendant un temps, Rick pense que sa perle sera une femme qu’il aimera. Alors il cherche l’amour, ou du moins « des expériences d’amour » comme lui lance cruellement l’une de ses conquêtes, jouée par Imogen Poots. Chaque amour éphémère est promis à son originalité, à sa scandaleuse vie de plaisirs. Blondes, brunes, bouddhistes, fêtardes, elles apparaissent toutes comme des anges gardiens. Or, aucune ne comble jamais le vide instigué par sa solitude. Malick épouse un regard adorable (presque au sens premier d’adoration mystique) sur Rick, bien loin de la condescendance avec laquelle on juge souvent les gens souffrant de dépression. Rick ne parle pas, quelque chose l’en empêche. Tant de questions qui lui sont adressées restent sans réponse. Il rêve. « Les rêves sont beaux. Mais on ne vit pas dedans » regrette le personnage de Freda Pinto.

Ne pas oublier qui l’on est, capter la beauté de l’instant

Alors Rick s’essaie au réel. Il aime, il tente de rester, il pardonne. Quelques instants suspendus laissent espérer qu’il va y arriver. Comme à l’accoutumée, Malick cherche à sortir de l’ombre des pulsions tristes pour arracher un brin de lumière. Reviens alors le mantra du début : ne pas oublier qui l’on est, capter la beauté de l’instant, histoire de ne pas se perdre comme le prince égyptien.

Douleur insoutenable et promesse lumineuse

La douleur de Rick est à chercher ailleurs. Dans la perte d’un frère et l’absence de réconfort de la part d’un père (comme dans Tree of Life, encore). Malick a lui aussi perdu un frère. Ce dernier rêvait de devenir un grand guitariste. Devant son échec, il décida de se briser les mains avant de se pendre. Impossible de savoir ce qui, dans le film, est directement inspiré de la vie du réalisateur, mais un des intertitres (tous en référence aux cartes du tarot) s’appelle « Le Pendu ».  Cette fuite en avant de Rick à travers la Californie, de Las Vegas au désert le plus profond, est une manière pour lui de chercher à soigner par l’extérieur un mal qui vient de l’intérieur. Il se dit que le temps fera son affaire. Or, son père le prévient : non la vie ne prend pas son sens avec l’âge, on reste toujours aussi paumé. Par de délicates ellipses, Malick montre un vieil homme fatigué, toujours à deux doigts de s’écrouler sous le poids de sa culpabilité. Serait-ce un autoportrait ? Rick se révèle alors un soutien inattendu. En pardonnant au père, en tenant par la main son frère, il trouve dans le regard extérieur une possibilité d’être apaisé intérieurement. C’est dans le don à autrui, dans l’amour que l’on porte pour ceux qu’on aime, voire dans le sacrifice désintéressé que sa propre âme captera enfin la lumière. Notre puissance est en nous, pas dans les occupations fugaces autour.

Sans pour autant dire jusqu’où va le film, il convient de se pencher sur le dernier mot, rempli de clarté, prononcé par Rick : « Begin ». « Commencer. » Cette invitation est doublement positive. Si elle annonce peut-être un nouveau cycle pour Malick, elle est surtout un appel à se remettre en marche soi-même, quel que soit son âge, ses blessures et ses doutes. Il convient de commencer à vivre, afin de trouver la paix. Et qui sait, trouver la perle ?

* Pour en lire plus à ce propos : La Balade sauvage, Ariane Gaudeaux, éditions de la transparence, “Esthétique de la disparition”, p. 33 et suite.