PS’Playlist décembre 2015 (Lucile, Julien, Esther, Nathan)
Les playlists de décembre sont une sélection de trois morceaux par contributeur du site, représentative de leur année 2015 : des chansons actuelles ou anciennes, celles qui sont revenues comme un leitmotiv tout le long de l'année ou des découvertes ; le tout accompagné d'un texte personnel. Elles sont réunies par groupe de quatre ou cinq plombiers.
Keren Ann – Surannée
Extrait de “La Disparition” – 2002 – Chanson
Suprême NTM – Plus jamais ça
Extrait de “Paris sous les bombes” – 1995 – Rap
Michel Fugain – Les gentils, les méchants
Extrait de “Big Bazar : numéro 2” – 1973 – Chanson
Une année tellement sombre qu’on serait presque tenté d’en oublier la lumière. La mienne s’appelle Alba et est venue agrandir notre famille pour Halloween. Dans notre chambre cocon, dans le noir presque total, je me souviens avoir fait sa connaissance sur les notes de harpe qui ouvrent ce morceau de Keren Ann. C’était notre rituel, un peu de douceur en plus pour les biberons toutes les 3 heures. C’est sur ces notes que j’ai pu apprécier pour la première fois ses grands yeux. Ce morceau, perdu dans ma playlist d’accouchement a trouvé sa place dans ces moments poétiques. Elle restera sans nul doute pour mois, un ilot.
Ce n’est pas une découverte que nous ne réagissons pas tous de la même manière aux épreuves. Mais le 6 décembre, la réaction de certains (plus que jamais trop) de mes concitoyens a été le coup de massue qui a clôturé l’annus horibilis. Ma conscience politique s’est éveillée tôt et je n’ai pas attendue d’être dans la rue, alors que je ne votais pas encore, contre le deuxième tour de Jean-Marie Le Pen aux élections nationales. Après quantités de “sit-in” contre une énième réforme de l’éducation nationale (j’ai même oublié laquelle), ce fut ma première manifestation, avec le sentiment fort de réellement lutter contre quelque chose et surtout de le faire ensemble. À ce moment, là j’ai eu le sentiment que les voix avaient été entendues. En 1995, le Suprême NTM interprétait Plus jamais ça, et en 2015, je suis plus que jamais lasse de ce retour aux mêmes schémas.
C’est la chanson doudou. Gentiment concon comme les tubes de l’époque et qui empeste l’amour libre dans les champs et le patchouli. J’ai épousé un fan du Michel Fugain de cette époque. Et pourtant c’est moi qui, la plupart du temps, fait résonner Les gentils et les méchants. Parce qu’on est et qu’on restera des méchants et qu’on espère bien en avoir mis trois au monde pour nous succéder. Ainsi, en tout logique mathématique, un jour les méchants de Michel Fugain domineront le monde, et ça fera du bien.
Ray Kandinski – Lime & Soda
Extrait de “Limes & Soda by Ray Kandinski & Bessiekat” – 2015 – Dance
Kecak dance (Uluwatu, Bali, 2014)
2014 – Musique balinaise
Sun Ra – Space is the Place
Extrait de la bande originale de “Space is the place ” – 1972 – Jazz
C’est une forme d’épiphanie devenue permanente. Après pas mal d’années à avoir été fasciné par la dance music, par sa culture parallèle aussi riche artistiquement que politiquement, j’ai soudainement pris conscience de ma place : ni sincèrement amoureux de cette scène, ni franchement indifférent, juste coincé entre les deux, dans un fantasme persistent d’un dancefloor au ralenti, sans brouhaha, sans drague ni embrouille, où seule pénètre une musique même pas géniale mais seulement belle et immédiatement familière. Cette épiphanie, je la revis dès que je regarde une vidéo de la chaîne Youtube OOUKFunkyOO, qui quasiment tous les jours illustre d’images déconcertantes des morceaux de lo-fi house de producteurs méconnus. Il n’y a quasiment rien d’extraordinaire, mais ça se permet, sur commande, de me rouler dans mes rêves.
Depuis quelques mois, j’ai par curiosité exploré certaines des musiques les plus éloignées de moi géographiquement ou temporellement. À côté des chants de pygmées ou d’inuits qui m’ont pas tellement parlés, j’ai découvert plus en profondeur les miracles de la culture balinaise. Que de merveilles. Le Kecak, par exemple, m’éclate. Choeur de percussions vocales transformé en spectacle hindouiste, le kecak est une tradition qui est, à l’heure actuelle, toujours aussi vivante et toujours aussi puissante. Je veux voir ça un jour !
Et cette année, pour moi, il y a eu la redécouverte de Sun Ra, dont je ne connaissais jusque là que les albums studio les plus contemplatifs. J’ai donc découvert la fête selon Sun Ra. Ça se passe de commentaires.
The Arcade Fire – Deep blue
Extrait de “The Suburbs” – 2010 – Rock pop baroque
The Police – Every breath you take
Extrait de “Synchronicity” – 1983 – Rock
The Pretenders – I’ll stand by you
Extrait de “Last of the Independents” – 1994 – Slow
Lorsque le DJ qui a officié lors de notre mariage est venu à la maison pour que l’on choisisse les titres de la soirée ensemble, j’avoue que je n’avais encore réfléchi à rien. Et puis au fil de la soirée (et des heures) ont émergé des styles, des chansons, des artistes. Il était extrêmement surpris de nous entendre, presque à chaque titre choisi, le rapprocher d’une scène de film. Et parmi les évidences il y avait ces artistes et cette chanson là, extraite de la BO d’un film que j’ai passionnément aimé durant l’été 2014 : Boyhood. Alors que nous dînions, entre deux discours et couvert par les voix et les rires de convives je l’ai entendu au loin. Cette chanson c’est de la joie, des souvenirs, et cet instant de grâce suspendue qu’a été le jour de notre mariage. J’ai regardé le DJ au loin et j’ai levé mon verre vers lui. Pour lui dire merci.
Je me rends compte que les titres choisis pour cette playlist de l’année sont emplis de nostalgie. Mais une nostalgie tendre et joyeuse. Ce ne sont pas des morceaux récents mais plutôt des chansons de mon passé, que j’aime et écoute encore année après année. Alors Sting est là bien sûr, il l’est toujours. J’avais demandé au DJ qu’il passe cette chanson, dans cet enregistrement là et pas un autre. Un concert que Sting avait donné dans sa maison en Toscane le 11 septembre 2001. Je l’ai découvert à sa sortie et acheté à Montréal en décembre de la même année alors que je m’apprêtais à prendre un bus pour aller passer le nouvel an seule à New York. Cette chanson me rappelle ce voyage, cette liberté, mes 17 ans. Mais aussi cette ville si forte et si vivante après l’horreur. Debout, en dépit de tout. C’est cette vigueur et ce courage que j’ai vu dans les rues de ma ville meurtrie, il n’y a pas si longtemps.
J’ai découvert cette chanson à l’adolescence, une époque où je regardais la série Dawson en rêvant d’être amoureuse. Le soir de mon mariage j’ai dansé un slow sur ce titre avec mon mari, avant d’inviter un ami à danser avec nous. Le moment romantique s’est transformé en franche rigolade. J’ai aimé le décalage entre cette chanson plaintive et mélancolique et cette danse décousue et joyeuse. Une manière de tourner pour de bon la page de l’adolescence, de bousculer les codes et de laisser s’ouvrir devant moi une page pleine de promesses.
Gábor Lázár and Mark Fell – Untitled 4
Extrait de “The Neurobiology of Moral Decision Making” – 2015 – House métaphysique
Eliane Radigue – Geelriandre
Extrait de “Geelriandre – Arthesis” – 2003 – Drone
Joanna Newsom – Sapokanikan
Extrait de “Divers” – 2015 – Prodige
En 2015, je n’ai pas assez écouté de musique. Au lieu de me plonger à corps perdu dans le nouveau, comme je pouvais le faire il y a quelques années; au lieu de m’acharner à découvrir des nouveaux sons, des artistes que je ne connaissais pas, je me suis trouvé face une drôle de rationalisation de mon temps d’écoute. Écouter moins pour écouter plus, en quelques sortes. En 2015, j’ai fait le choix du confort en ne découvrant quasiment rien, et en approfondissant ce que je connaissais déjà. Par paresse, certainement. J’ai divisé par 10 – au moins – le nombre d’objets écoutés, pour les écouter presque 10 fois mieux. J’ai beaucoup trop écouté les mêmes enregistrements de Miles Davis au Plugged Nickel à Chicago, j’ai pleuré avec les sessions de 65 et 66 de Bob Dylan en écoutant toutes les versions de Just Like A Woman et en entendant les évolutions de la chanson, du brouillon au chef d’oeuvre. J’ai écouté de la cumbia en revenant de Buenos Aires, j’ai aimé le nouveau Deerhunter presque comme tous les autres, j’ai écouté la vieille house de Larry Levan et Frankie Knuckles et la techno de Jeff Mills par habitude. En 2015, je ne me suis rien infligé.
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Une des sorties les plus stimulantes dans mon année paresseuse a été The Neurobiology of Moral Decision Making. En découpant, ciselant, déformant et remontant bizarrement des nappes de synthés, Mark Fell et Gábor Lázár ont ouvert pour moi des perspectives d’analyses fascinantes. Est-ce que le processus est plus important que le résultat en musique ? Est-ce que l’on oublie trop souvent le contexte (politique, technologique) quand on écoute des musiques électroniques ? Est-ce que la technologie est une limite ? Est-elle une ressource infinie ? Ou les deux ? Et tant d’autres questions.
Plus encore, ces 10 titres sans noms sont devenus une sorte de rituel. Quelque chose de complexe et stimulant, qu’il faut suivre avec attention pour en percevoir les nuances. Un parfait complément au travail, à la lecture.
Avec Éliane Radigue, c’est un autre type de nuances que j’ai cherché. Mentionné lors d’une interview avec Jamie Stewart quand on évoquait son projet drone, Radigue a ouvert des nouvelles pages dans la rubrique drone et ambient de ma bibliothèque.
Avec son ARP 2500 puis ses compositions, elle était une pionnière. On entend Éliane Radigue dans les nappes de Tim Hecker, les pistes de Basinski et les guitares de Sunn O))). Là encore, ce n’est plus tellement le résultat qui compte mais comment on y arrive : comment les drones entrent en résonance et deviennent apaisants, beaux et contemplatifs. Chaque infime nuance compte.
Et puis il y a le prodige: Joanna Newsom. Cela faisait 5 ans que j’attendais les mains tremblantes le successeur de Have One On Me. 5 ans à attendre cette poésie, ces mélodies miraculeuses et ces méandres infinies dans chaque chanson. Divers a presque conforté ma paresse musicale. C’est comme s’il me susurrait que je n’avais de toute façon pas besoin d’autres choses et que la voix de Joanna suffisait pour toute une année.
En fait, 2015 a été une année d’évidences. Je n’ai pas eu besoin de découvrir parce que ce que je cherchais est arrivé à mes oreilles, comme par magie.