The Leftovers : une aventure humaine
The Leftovers fonctionne comme Lost : chaque réponse appelle une nouvelle question, tout en conservant l’idée que peu importent les éléments fantastiques, seules comptent les émotions des personnages dans le contexte donné. Le fantastique dans les deux séries phares de Damon Lindelof sert avant tout à modifier le paradigme de la vie quotidienne pour pousser les protagonistes à s’interroger sur le sens de l’existence et sur leur rôle à jouer. En cela, The Leftovers est évidemment moins une série sur l’après et l’au-delà que sur la difficulté à continuer de vivre avec ses traumatismes passés.
Nous faisons tous semblant
Le verbe clef de la saison 2 de The Leftovers est aussi celui qui revient le plus souvent dans la bouche des personnages : « To pretend ». Effectivement la série ne met quasiment en scène que des personnages qui font semblant de ne pas être malheureux, qui simulent la normalité et/ou qui s’invente une nouvelle réalité : Kevin Garvey essaye toujours d’incarner le bon père de famille alors que son esprit lui joue de plus en plus de tours ; Nora Durst cherche à se rebâtir une nouvelle vie alors qu’elle est hantée par l’idée d’être responsable de la disparition de son mari et de ses deux enfants ; Erika Murphy donne l’illusion d’être heureuse dans son mariage, alors qu’elle ne pense qu’à quitter John ; leur fille Evie prétend être une ado normale alors qu’elle fait en réalité partie des Guilty Remnant ; les charlatans affirment sans en démordre posséder des pouvoirs, et ainsi de suite. The Leftovers illustre le paraître pour mieux nous faire ressentir, à demi-mots, que l’important n’est pas là et que tout n’est que simulacre.
Le traumatisme collectif, celui de la disparition soudaine, permet de créer des personnages qui sont de fait en deuil, sans avoir besoin de souligner systématiquement leur blessure. Tout le monde essaye d’aller de l’avant, de trouver des solutions et des moyens de s’en sortir. Damon Lindelof et Tom Perrotta, co-créateur de la série et auteur du roman originel, ne jugent personne et ne prônent pas tel ou tel comportement. Retrouver ce qu’on a perdu ; faire comme si de rien était ; recommencer à zéro ; essayer d’oublier ; se tourner vers Dieu ; s’engager dans une cause ; ou au contraire prôner l’acceptation de cette douleur permanente comme les Guilty Remnant : tous les chemins mènent au même résultat, au constat terrible que l’on ne peut pas se remettre définitivement de la perte, que faire son deuil ne signifie jamais revenir à la situation d’avant le drame. Le traitement de la question religieuse n’est ainsi jamais pesant. Damon Lindelof compose avec le fait religieux, prend du recul par rapport à celui-ci, mais ne nie jamais sa puissance.
Si The Leftovers fonctionne si bien, c’est que la série porte en elle toute l’angoisse du monde moderne. Bien qu’elle n’affiche que rarement les stigmates de l’époque actuelle – la solitude et l’omniprésence d’Internet –, elle souligne combien nous sommes tous lestés par notre passé et nos traumatismes, et combien nous faisons semblant d’aller bien pour une seule et unique raison : parce que c’est le seul moyen que nous avons trouvé pour continuer de vivre ensemble. La famille et l’amour de l’autre sont à la fois la cause de notre tristesse et la seule chose que nous pouvons attendre de la vie. On pourrait trouver, à cause de son universalité, le message de The Leftovers banal ou conservateur, mais il est en réalité, justement grâce à cette universalité, magnifique. Une telle absence de cynisme fait chaud au cœur. The Leftovers ne dénonce pas, ne se moque pas. La série expose juste brillamment la difficulté de vivre.
Ne pas confondre le message et la matérialisation du message
L’erreur de Lost a toujours été de laisser croire en la possibilité d’une explication rationnelle. Damon Lindelof avait beau clamer le contraire sur les toits, une majorité du public se plaisait à voir la série comme un puzzle dont les pièces finiraient par s’assembler pour répondre à toutes les questions. The Leftovers ne tombe pas dans le même piège et réaffirme dans sa saison 2 son approche fantastique où le symbolisme compte plus que les explications avec un air de « cette fois, vous ne pourrez pas faire comme si on ne vous avait pas prévenu » – confère aussi cette référence méta à Lost dans la saison 1 où à la télé une personne de l’assemblée se plaignait que des millions de dollars avaient été dépensés pour une commission d’enquête sur les disparus pour au final aucune putain de réponse.
Le message est plus important que la matérialisation du message. Depuis le départ, The Leftovers illustre la question des idoles et des icônes (confère la poupée de la crèche). Damon Lindelof nous rappelle qu’il ne faut pas placer le résultat de ses œuvres (leur narration, leurs mystères, leurs rebondissements) au-dessus de sa vision artistique et de son discours sur l’humanité. La question de la représentation, du signifié et du signifiant, était déjà au cœur de Lost et se retrouve également ici. La chanson que reprend en chœur la chorale finit par devenir un artifice. Elle joue le rôle d’une icône autour de laquelle les gens se retrouvent, sans en questionner le sens. C’est un mantra qu’ils se répètent et qui peu à peu leur fait oublier la chance d’avoir été épargnés, au profit d’une forme de légitimité – comme s’il était logique qu’ils fassent partie des élus et qu’ils aient été sauvé. Se focaliser sur l’incarnation peut nuire à l’intention originelle.
C’est pour cela aussi que les Guilty Remnant ne réalisent pas d’action « coup de poing » qui pourrait se substituer à leur message. Tout au long de la saison 2, on tente de nous faire croire que Megan Abbott va désormais incarner les Guilty Remnant et les diriger au point de devenir la « méchante » de la série et que l’idée se confonde avec la personne qui la porte. On la voit se radicaliser et de subtils parallèles sont créés avec le terrorisme : endoctrinement, leader qui exige des autres ce qu’il ne fait pas lui même (conserver le silence notamment), ombre de l’attentat, et création de bombes. Mais en réalité l’action tant préparée, le fameux gros coup, se révélera être qu’une action symbolique et pacifiste, destinée à montrer que même la ville de Miracle doit se souvenir.
Plus généralement, au-delà de la question des simulacres, Damon Lindelof continue de confronter les croyances aux faits. Lorsque les trois jeunes filles disparaissent, cela n’entérine pas la croyance que Miracle est une ville épargnée. L’idée reste plus forte que la réalité. Initialement, on peut supposer que Lindelof dénonce ces croyances qui se heurtent à la réalité, mais le retournement de situation à la fin de la série montre au contraire combien il faut parfois se faire confiance à sa foi au-delà des apparences.
L’humain n’est pas un acteur économique
Les 2% de croissance économique annuelle attendue se sont transformés dans The Leftovers en 2% de décroissance humaine. L’impact de cette perte n’est traité qu’au niveau humain, parce qu’il n’y a que cela qui compte au final. Le capitalisme s’estompe dans The Leftovers. La série ne s’interroge pas sur les conséquences économiques de la disparition soudaine. Les questions du taux de chômage et de la productivité sont volontairement éludées, et la seule vraie question d’argent de la série est celle de l’indemnisation.
Dans The Leftovers, les métiers qui nourrissent l’économie, semblent d’un autre temps (le banquier de la saison 1, les agents immobiliers de la saison 2) et tous les personnages principaux occupent une fonction où il s’agit de prendre soin des autres : policier (Kevin Garvey), pompier (John Murphy), chirurgien (Erika Murphy), prêtre (Matt Jamison), psychiatre (Laurie Garvey). Tous savent qu’ils doivent continuer à prendre soin des autres, mais tous ont peur de ne pas y arriver, de ne pas être à la hauteur de leur fonction sociale. La force de The Leftovers est aussi là : la série traite d’une aventure humaine où ceux qui restent ne peuvent plus vivre selon les règles de l’individualisme, et où chacun doit prendre conscience qu’il doit aller mieux, non seulement pour lui, mais surtout pour les autres.
S’il faut continuer et « prétendre », c’est pour pouvoir rester au service de. Même lorsqu’il se retrouve dans l’au-delà, Kevin, qui comprend pourtant la situation, assume quand même son rôle de sauveur. Là encore, ce qu’est la nature humaine est plus important que le contexte dans lequel évoluent les personnages.
La mémoire, les signes et la musique
Damon Lindelof se réapproprie complètement l’œuvre de Tom Perrotta. Si dans la saison 1, il apportait sa patte et ses thématiques au roman originel, dans la saison 2, il amène l’histoire dans un univers fantastique bien plus assumé. On y retrouve les mêmes enjeux qu’au sein de Lost – la spiritualité, les questions sur le sens de l’existence – et les mêmes marqueurs – les tatouages, les listes, les rêves, les signes, les animaux (les chiens, les cerfs à la place des ours).
Là encore, il interroge la question de la disparition. Disparaître, ce n’est pas la même chose que mourir. Parce qu’on peut revenir. Parce qu’on est peut-être vivant dans un autre monde. Parce que les proches n’ont pas fait leur deuil et qu’on vit toujours à travers eux.
Dans Lost, les personnages des flash sideways finissaient par se remémorer leur vie sur l’île. Bien qu’il s’agissait de souvenirs difficiles – l’île restant une sorte d’enfer –, la joie se lisait sur leur visage lorsqu’ils se rappelaient de la formidable aventure humaine qu’ils avaient connue. C’est aussi le message de The Leftovers. C’est pour cela que l’œuvre est parsemée de signes et de motifs qui se répètent. Notre enfance, notre passé et disparitions de nos proches nous hantent. Mais il faut néanmoins se rappeler de nos vies et du voyage collectif qu’elles représentent. Les objets (le briquet que Jill offre à Laurie, le cadeau d’Evie à son père) et les pratiques (l’oiseau mort enfermé dans des boîtes par Erika Murphy) sont des moyens de s’investir émotionnellement. Le matérialisme et la culture du symbole servent à créer du lien entre les époques.
La musique joue le même rôle. Le magnifique thème principal de Max Richter accompagne toutes les scènes clefs, tandis que le « Where is my mind » des Pixies joué au piano sert de fil conducteur entre des épisodes qui se passent parfois dans des mondes différents. Pas étonnant ainsi que ce soit grâce une chanson le « Homeward Bound » de Simon and Garfunkel que Kevin Garvey revienne du royaume des morts. La musique est un motif qui concerne tous les personnages et qui se place au-dessus des individualités. Elle est signifiante de l’aventure humaine contée ici. La construction même de la série abonde dans ce sens. Chaque saison existe en tant que telle (le générique, le casting et le lieu de l’action évoluent entre la saison 1 et 2) et chaque épisode possède sa propre personnalité au point de pouvoir prétendre au statut de fiction indépendante. Et pourtant, c’est dans l’imbrication de toutes ces parties et de tous ces personnages que The Leftovers affirme sa splendeur.