30 Rob Jacobs – Rob Jacobs
Eric Chenaux – Skullsplitter
Baby Dee – I Am a Stick
Signé sur un jeune label free-jazz de Chicago, Rob Jacobs est un songwriter folk qu’on pourrait penser des plus communs. Mais se serait oublier de considérer ses compositions, savamment écrites et brillamment arrangées dans un style très, très appliqué. Ah si seulement il n’avait pas une voix de troll… De ce côté-là, pas de problème pour Éric Chenaux, lui sait bien chanter. Un peu trop même : son lyrisme vocal en ferait un bon candidat de télé-crochet. Il ne faudrait juste pas qu’il vienne sur scène avec sa guitare, guitare dont il ne peut s’empêcher de tirer des dissonances monstrueuses. Un musicien de contraste, donc, qui prend plaisir à rester le cul entre deux chaises. Sur le plan vocal, c’est encore autre chose pour Baby Dee. Lui est dans le théâtral, voire le grotesque. Artiste transgenre proche d’Anthony et David Tibet, il retient justement la fébrilité du premier et l’esprit possédé du second pour proposer de captivantes chansons de cabaret. I Am a Stick est à mon sens son album le plus convaincant à ce jour.
On repère vite les défauts de The Shakes : des vocaux pas terribles, un équilibre précaire entre titres pop-house et titres plus expérimentaux, un mixage / mastering qui (comme d’habitude chez Herbert) manque de relief. Malgré ça, j’ai énormément écouté ce disque. Je me suis pris d’amour pour les grooves malins qu’il distille, pour sa mélancolie discrète et judicieusement amenée. Je suis touché aussi par sa dimension introspective. The Shakes est un disque faussement ensoleillé où l’on sent un Herbert angoissé, indécis quant à l’avenir de sa musique. Passé l’état de grâce d’Around The House et Bodily Fonctions, laissant derrière lui ses dernières crispations expérimentales, que reste-t-il à faire ? Essayer de retrouver l’insouciance, sans y croire réellement. La désillusion.
28 Palmbomen II – Palmbomen II
Onra – Fundamentals
LHF – For The Thrown
On va pas se mentir, il y a des disques ou des films qu’on apprécie mais qu’on préfèrerait ne pas avoir envie de défendre. Parce qu’on sent bien que même notre intérêt pour la chose dépasse y compris notre propre rationalité. C’est le cas avec tout un tas de disques passéistes qui, sans le moindre argument solide, me donnent instantanément du plaisir. Par exemple, en même temps que j’écoute Palmbomen II, j’ai l’impression que le gars se fout de ma gueule avec ses excès de lo-fi et son concept geek – des titres hommages aux personnages secondaires d’X-Files et des clips homemade tellement bizarres. Mais je passe outre, parce que le bonheur que j’éprouve à écouter son acid-house mélodique est lui tout à fait sincère. La situation est encore pire concernant le dernier album d’Onra. Comment peut-on sortir un disque qui capitalise autant sur la nostalgie des gens ? Fundamentals est plus qu’un simple disque de G-Funk à l’ancienne, c’est une grossière facilité qui confine à l’opportunisme. Et moi je me fais avoir comme un bleu… Qui plus est, on peut sonner rétro et avoir des idées, rien d’incompatible. La preuve : avec des techniques de composition et des sonorités franchement archaïques pour l’époque, Amen Ra du collectif LHF produit des titres d’une grande fraîcheur, à mi-chemin entre broken beat et new age bien cramé. Dans un univers parallèle, For The Thrown serait sans doute sorti en 1993. Chez nous c’est 2015 : on s’en contente.
27 John Chantler – Still Light, Outside
Heureuse découverte que celle de John Chantler. Sur Still Light Outside, il travaille autour de notes soutenues d’orgue d’église passées au filtre de ses synthétiseurs. En résulte deux longs morceaux élégiaques qui combinent la pureté de l’orgue et des aspérités électroniques – des jeu de saturations, des errances microtonales etc. Dans la veine des grands disques de Tim Hecker, ni plus ni moins.
26 Mark Fell & Gábor Lázár – The Neurobiology Of Moral Decision Making
I-LP-O In Dub – Communist Dub
Vainio & Vigroux – Peau froide, léger soleil
La « rave deconstruction » est il faut croire devenu une scène musicale à part entière. De cette scène, on peut sans mal affirmer que Mark Fell et Gabor Lázár en sont les représentants les plus intellos en même temps que les plus radicaux Sur leur collaboration, je ne référence en tout et pour tout qu’un kick, un clap et un synthé traité sur MAX/MSP. Avec derrière une grosse philosophie de la créativité par la contrainte. Le résultat est bien sûr brillant. Les quelques passages pénibles sont aisément compensés par des inventions rythmiques à la pelle et, dans l’ensemble, la fascination est de rigueur devant cette drôle de matière mouvante – toujours la même et toujours en transformation. Dans le même type d’initiative, belle réussite que Communist Dub, de l’ex Pan Sonic Ilpo Väisänen. Ici, son dub électronique, osseux et claudiquant, se veut une charge contre la technocratie et tout un tas d’autres trucs pas bien. Pour la pertinence politique, on repassera. Heureusement la musique défonce. Et puisqu’on parle des ex Pan Sonic, je signale aussi la leçon de sound design donnée Mika Vainio, accompagné par Franck Vigroux, dans ce qui l’album au titre le plus beau de 2015, Peau froide, léger soleil.
25 Fred Thomas – All Are Saved
L’indie-rock a beau rester bloqué dans les années 90, il peut encore en surgir des visions parallèles qui ont du goût. C’est le cas d’All Are Saved, bric-à-brac de guitares emo, de bidouillages lo-fi et de storytelling bavard. Bien sûr, un tel mélange ne peut reposer que sur un frontman charismatique. Pas de problème en ce qui concerne Fred Thomas, avec qui on a instantanément envie de boire quelques bières (même si au bout de la quatrième, on si dit que la situation va vite devenir gênante).
24 Tuxedomoon & Cult With No Name – Blue Velvet Revisited
Trente années après la sortie de Blue Velvet, alors que le mythe autour de l’univers lynchéen s’est à peine amoindri, le réalisateur Peter Braatz s’apprête à sortir son making-of, tourné à l’époque en super 8. On verra ce que ça donne. En tout cas la bande-originale, confiée à Tuxedomoon et au duo électronique Cult With No Name, est en tout point superbe. On y retrouve très exactement l’ambiance décrite par Lynch et Badalamenti – soit un romantisme bizarre, à mi-chemin entre le nostalgique et le lubrique, agrémenté de discrètes touches d’action et de swing.
23 Heroin in Tahiti – Sun and Violence
Avec la simplification extrême des techniques de sampling et de collage, il est devenu tentant de produire des musiques « meta », qui assument l’hétérogénéité de leurs sources et produisent un discours dessus (c’est le cas chez Oneohtrix Point Never et Kanye West autant que dans les scènes grime ou footwork). Plus rare sont devenus les projets comme Heroin in Tahiti, jouant à fond la carte du premier degré et du sonoréalisme. On sait que la majeure partie de Sun and Violence est empruntée à des vieux enregistrements de musique folklorique italienne. Mais impossible de savoir où finit l’emprunt et où commence la composition. On ne nous donne à entendre qu’un bloc : une longue histoire psychédélique faite de guitares sales, de chants rituels et de méditations embrumées, le tout construit dans un style narratif, pour ne pas dire cinématographique. Dépaysant.
22 Lil Ugly Mane – Third Side of The Tape
Lil Ugly Mane – Oblivion Access
Lil Ugly Mane est un producteur doué mais surtout hilarant. Sa dernière compilation casse-croûte de plus de deux heures mélange ce qu’il sait faire de mieux – des instrus hip-hop – avec ce qu’il ne maîtrise absolument pas : la new-wave, l’indie-rock, le noise, le black metal, la country. Le résultat est donc très drôle et d’une diversité à peine croyable. Un peu plus sérieux est Oblivion Access, dans un format plus accessible aussi. Lil Ugly Mane s’y recentre sur le rap baroque et viscéral qui l’a fait connaître, avec la petite touche d’amateurisme qui le rend si attachant.
Trois ans après le monolithique Transverse, le trio Carter Tutti Void revient avec une formule identique, quoiqu’un peu plus ouverte sur le background de Nick Colk Void (ex Factory Floor). f(x) est donc une sorte de techno des cavernes, au feeling indus bien old-school, où le dialogue entre les musiciens se fait sur un principe d’improvisation restreinte (où chacun prend l’initiative qu’il souhaite, du moment qu’elle ne contredise pas l’idée initiale du morceau). Le résultat est donc massif et entêtant, tout en restant libre et bien vivant. Pour ma part, je trouve ça parfait.
20 Graham Lambkin & Michael Pisaro – Schwarze Riesenfalter
La complémentarité était a priori pas évidente entre les collages improbables de Lambkin et les compositions méthodiques et contemplatives de Pisaro. Pour donner du liant à cette collaboration, chacun a su canaliser ses excès habituels – de prolifération de bruits pour Lambkin, de torpeur rigoriste pour Pisaro. Schwarze Riesenfalter ne sonne malgré ça en rien comme un disque de compromission : il s’en dégage au contraire un humour noir et une douce étrangeté qui en ferait presque une version électro-acoustique de Beetlejuice. Étonnant et très impressionnant.
19 Jac Berrocal, David Fenech, Vincent Epplay – Antigravity
Natural Information Society & Bitchin Bajas – Automaginary
Huntsville – Pond
Ici j’ai retenu trois albums d’avant-garde qui ont beaucoup marqué mon année 2015 sans en faire des tonnes pour valoriser leur concept. Zéro démonstration, zéro hystérie. Antigravity présente un cold-jazz très innovant, aux nuances multiples, sans qu’on y perçoive la moindre prétention – on pourrait même qualifier l’album de pudique, un comble pour un disque aussi composite et original. Idem pour Huntsville et Natural Information Society & Bitchin Bajas, dont les fresques entre post-rock et musique improvisées sont aussi stimulantes que bienveillantes. Bref, des très grands disques pour tout public.
18 Matana Roberts – COIN COIN Chapter Three: River Run Thee
Sans faire plus de vague que cela, Matana Roberts est en train d’écrire une page très importante du jazz contemporain et de la black music en général. Le troisième chapitre de la saga Coin Coin est peut-être moins étourdissant que les deux premiers, mais il est également construit différemment : il se présente comme une prière fleuve de 46 minutes qui ne reprend jamais sa respiration. River Run Thee est par conséquent l’inverse d’un disque cathartique : l’anxiété exposée d’entrée ne sera jamais résolue. On nage dans un brouillard de drones, de field recordings, de cœurs fantomatiques, et pour se repérer, rien que les complaintes désespérées de Roberts et son saxophone. Pas très “feel-good”, mais on en attendait pas moins d’une œuvre cherchant à évoquer la vie impossible des noirs sous l’esclavage.
17 Nidia Minaj – Danger
Jlin – Dark Energy
Tyondai Braxton – Hive1
En marge de la house et de la techno, il y a comme toujours ces dernières années des belles choses à se mettre sous la dent pour danser différemment. À cheval entre Lisbonne et Bordeaux, la très jeune Nidia Minaj (à peine majeure) incarne avec Danger le fleuron de la nouvelle vague portugaise initiée par Marfox, Nigga Fox et consorts, qui mêle frénétiquement tradition ghetto américaine et rythmes héritées de la colonisation angolaise. À ce jeu-là, Minaj est déjà la meilleure du crew. Côté juke, c’est là encore une femme qui pousse le genre dans ses retranchements. Dark Energy est en deux mots ce que la juke peut faire de plus glauque et dérangé. Sur Dark Energy, pas de samples issus du « continuum black » ni de déferlement de toms ou de hi-hats, Jlin développe plutôt un style au feeling percussif presque indus avec des ambiances à la limite du gothique. C’est très singulier, en plus d’être incroyablement efficace. En comparaison, Tyondai Braxton (ancien membre de Battles) a l’air bien sage avec son électronique de musées d’art contemporains. N’empêche, sur Hive1, entre quelques interludes oubliables, il y a des grooves hallucinants, comme du Stockhausen version samba. Et ça, ça n’a pas de prix.
16 Miley Cyrus & Her Dead Petz
Grimes – Art Angels
Je n’ai pas d’estime particulière pour Miley Cyrus (il suffit de la regarder en concert pour que la consternation prévale sur n’importe quelle opinion construite). Je ne vais pas féliciter non plus Wayne Coyne pour ses productions les moins audacieuses depuis dix ans. Malgré tout, j’adore Miley Cyrus & Her Dead Petz, qui agit sur moi dans un pur registre affectif : la nostalgie du Flaming Lips époque The Soft Bulletin, le timbre de Miley Cyrus parfois déchirant qui colle parfaitement à cet univers, la petite touche electronica qui se mêle aux bangers habtiuels de Cyrus… Face à ça je suis sans défense. Je donne évidemment beaucoup plus de crédit à Grimes et à son éthique DIY appliquée à la culture mainstream. Il y a pas à épiloguer, Art Angels est un super disque, accrocheur, exaltant et loin d’être aussi bête et naïf qu’on pourrait le croire.
15 Shit & Shine – Everybody’s a Fucking Expert
Shit & Shine – Chakin’
Shit & Shine ; 54 Synth-Brass, 38 Metal Guitar, 65 Cathedral
Ça devait arriver. Quelques journalistes au bout du rouleau, piégés par des producteurs toujours plus protéiformes, ont commencé à parler de musique « post-everything ». Pour Shit & Shine, l’expression n’est pas si ridicule si l’on reconnaît que chez eux, le processus de transformation de leur musique, qui est permanent, est plus important que les styles sur lesquels ils s’arrêtent. Pour clarifier l’idée, expliquons simplement qu’en 2015, Shit & Shine aura sorti trois LPs : Everybody’s a Fucking Expert, un album d’électro crétine cumulant l’énergie de Drexcya et l’amour des syncopes d’Autechre ; Chakin’, du jazz vintage aux progressions psychédéliques ; et 54 Synth-Brass, 38 Metal Guitar, 65 Cathedral, dont le nom ronflant cache en fait une série de jam sessions assez cheap avec des rythmes hip-hop, des synthés saturés, des pulsations krautrock… Un peu de tout et pas mal n’importe quoi, donc. Du post-everything avec une bonne dose de rien à foutre. J’adhère à fond.
14 Mdou Moctar – Akounak Tedalat Taha Tazoughai OST
Africa Express – In C Mali
Peder Mannerfelt – Swedish Congo Records
Sacré poncif que celui de la rencontre culturelle fructueuse que l’Afrique et l’Occident. À ma grande surprise, 2015 a pourtant vu naître des combinaisons originales entre les deux traditions musicales. Prenons Mdou Moctar, un brillant songwriter touareg. Plutôt que suivre le chemin classique du musicien africain, aimé sur son continent, par la suite exporté aux quatre coins du monde, et finalement transformé au contact des grands studios (exemple : Tinariwen), Mdou Moctar fait le chemin inverse en faisant venir à lui l’Occident et son imaginaire. Dans le film musical Akounak Tedalat Taha Tazoughai, il incarne le légendaire Prince dans une transposition libre de Purple Rain en plein Sahel. En tant qu’occidental, on se passionne donc pour cette africanisation décomplexée d’une oeuvre qui, au départ, « vient de chez nous ». Avouons que ce n’est pas si fréquent. Pas si fréquent mais qui possède pourtant une autre occurrence parue quasiment simultanément : In C Mali, superbe réochestration du standard minimaliste de Terry Riley par un ensemble de musicien maliens et occidentaux, parmi lesquels Damon Albarn, Brian Eno et Andi Toma de Mouse on Mars. Le projet de Peder Mannerfelt (Roll The Dice) n’a par contre pas grand chose à voir avec ça. Fasciné par un enregistrement ethnographique réalisé au Congo dans les années 30, Mannerfelt a d’abord cherché à composer de nouveaux morceaux en échantillonnant ces résidus de musique tribale. Très vite, il prend une autre option : rejouer entièrement le vinyle qui l’a obsédé avec son attirail à lui – des synthétiseurs. C’est par ce procédé qu’est née la musique de Swedish Congo Records, qui à défaut d’être accessible, est franchement inouïe.
13 Death’s dynamic shroud.wmv – I’ll Try Living Like This
Elysia Crampton – American Drift
En fait il fallait passer le premier effet de mode de la vaporwave, avec sa prolifération de producteurs médiocres et littéraux comme Macintosh Plus, Saint Pepsi ou Internet Club, pour voir le paysage musical « post-Internet » se décanter un peu. Après Nmesh qui m’avait bluffé en 2014, en 2015 ce fut le tour de Death’s dynamic shroud.wmv. I’ll Try Living Like This est vraiment l’essence de la vaporwave, de son rapport ambigu à la pop culture – à la fois collé à elle et constamment en train de la moquer. Sauf que sur ce projet-là, Death’s dynamic shroud.wmv fait en plus preuve d’une véritable sensibilité de musicien (ça paraît la moindre des choses, mais dans le genre croyez-moi, c’est plutôt exceptionnel). Un peu moins euphorisant, notons tout de même le premier album d’Elysia Crampton sous son identité propre après plusieurs sorties sous le pseudo E+E. Crampton enfonce le clou dans un genre qu’elle est à la seule à promouvoir, l’abstract-cumbia : des grooves latins déconstruits et fondus dans des grands ensembles surréalistes. À mon sens, American Drift est un peu moins fort que certaines de ces précédentes productions, notamment l’exceptionnel The Light That You Gave Me To See You, mais bon, je fais la fine bouche.
12 Steve Coleman and The Council of Balance – Synovial Joints
Universal Indians + Joe McPhee – Skullduggery
J’ai été gêné, et même un peu agacé par le succès considérable récolté par Kamasi Washington en 2015. Non, The Epic n’est pas un « joyau expérimental », ni le « renouveau du jazz » comme j’ai pu le lire ici et là. C’est à vrai dire plutôt l’inverse : un disque pompeux et dans le fond assez réactionnaire. Sachant que pendant ce temps, des papys continuent de renouveler leurs gammes et de faire des propositions réellement novatrices. Comme Synovial Joints. Il s’agit du premier album de Steve Coleman à être exécuté dans une formation aussi large – 21 musiciens avec toutes les familles d’instruments représentées –, et le résultat est impressionnant. Il faut l’écouter cent fois pour en saisir toutes les subtilités. Ce jazz-funk là est une mine d’or (et pas que sur un strict plan théorique). Pour le vénérable Joe McPhee (76 ans), s’acoquiner avec les Universal Indians (deux Norvégiens et un Américain) a été une bonne idée. Ensemble ils ont enregistré en live un Skullduggery d’excellente qualité. Près de 50 ans après ses premiers albums, le son des cuivres de Joe McPhee étonne toujours. Et ici, avec des acolytes au top, s’engendre une musique puissante, corporelle et certainement pas dénuée d’émotions.
11 Jeff Bridges – Sleeping Tapes
Une des meilleures blagues de l’année écoulée : Jeff Bridges qui nous offre son album d’ambiance pour dormir, mais qui ne peut pas s’empêcher de constamment nous raconter des trucs, au point qu’on comprenne très vite qu’on va de toute façon rester éveillés. Jeff Bridges est une sorte de gourou de l’anecdote, qui nous amène très loin dans son trip où les banalités dérapent, dérapent, dérapent… Au passage, bel effort de Keefus Ciancia (compositeur de True Detective) qui arrive à suivre Bridges dans ses pérégrinations avec des field recordings, des bruitages et des synthés toujours très pertinents. Une réussite inespérée.
10 Prurient – Frozen Niagara Falls
German Army – In transit
Bien sûr, comme « tout le monde » j’apprécie depuis longtemps le travail de Dominick Fernow en tant que Prurient, Vatican Shadow etc. Mais Frozen Niagara Falls est son premier album sur lequel je reviens souvent. Le premier qui me dégage l’impression d’un compositeur souverain, ambitieux et sûr de ses choix. C’est sans doute pas un hasard si cela colle avec la première sortie de Fernow chez Profound Lore, le plus branché des labels de metal exigeants. Je spécule peut-être, mais je sais en tout cas que Frozen Niagara Falls restera pour moi un repère important dans le milieu foisonnant de la musique noise et industrielle. Milieu dans lequel j’ai aussi découvert German Army, dont les productions sont vachement moins caricaturales que leur nom de groupe pourrait nous le laisser imaginer. In Transit est une compilation CD de leurs meilleurs titres sortis ces dernières années sur cassette. Il s’agit d’une musique industrielle et proto-techno qui ne se contente pas de réviser ses classiques, qui cherche, cherche beaucoup, et trouve quelquefois des morceaux aussi parfaits qu’« Evening Gold ».
9 C418 – Minecraft : Volume Alpha
Je n’en peux plus de Max Richter. Entre sa BO infecte pour The Leftovers, la vacuité la plus totale des 8 heures de Sleep (qui ne perd rien dans sa version abrégée From Sleep de 55 minutes – quel désaveu pour de la musique répétitive), et son concert à la Philarmonie dont je n’ai pas entendu que du bien, j’ai perdu tout intérêt pour le compositeur. Jusque-là, il avait je trouve bien su dissimuler la naïveté de ses ambiances et la facilité de ses harmonies derrière un sound design élégant et un beau sens de la narration. Maintenant il est démasqué. Mais au moment où j’ai compris que je n’aimais plus du tout Richter, j’ai aussi fait la découverte d’un de ses fils spirituels, tendance éternel bambin : Daniel Rosenfeld alias C418, le jeune berlinois crédité pour la musique du jeu Minecraft. Je n’ai toujours pas joué à Minecraft et j’ai seulement découvert la musique grâce à son premier pressage physique chez Ghostly International. Mais j’en suis dingue. Un retour en enfance et à son sens de l’émerveillement. La musique de C418 est tout ce que j’aime et que je ne cherche pas intentionnellement dans la musique d’aujourd’hui. Et qui là me tombe sur le coin du nez <3
8 Julia Holter – Have You in My Wilderness
Destroyer – Poison Season
Joanna Newsom – Divers
Grouper Have You in My Wilderness, Poison Season et Divers me semble aller de soi. Ces trois albums n’apportent en soi rien de neuf à la discographie de leurs auteurs. Seulement des nouvelles chansons. Mais quelles chansons ! Julia Holter, Dan Bejar et Joanna Newsom sont parmi les plus grands songwriters de leur époque. Et débarassés de toute nouvelle exploration sonore, ils le mettent ici merveilleusement en valeur. C’est précieux, des gens comme ça.
7 Sufjan Stevens – Carrie & Lowell
J’aime bien me raconter cette histoire à moi-même, l’histoire de l’artiste que je ne comprends pas, que je finis au bout de quelques années par mépriser et même détester, et qui un beau jour me prend par surprise, me laisse benêt devant des nouvelles chansons qui spontanément me brisent le cœur . C’est la belle histoire que je me suis raconté en 2015 avec Sufjan Stevens. Sufjan Stevens, cet icône alternatif dont j’ai toujours moqué les projets pharaoniques, surtout quand ils sont aussi vite abandonnés (un album par état…). Sufjan Stevens dont j’ai toujours trouvé les arrangements grossiers et fumeux, en particulier sur The Age of Adz qui reste pour moi l’arnaque musicale du siècle. Eh bien c’est le même qui, dès les premières secondes de Carrie & Lowell, m’a foutu la chair de poule. Face à un album aussi simple musicalement et chargé affectivement, je me suis senti bête et désarmé : j’irais pas jusqu’à tout lui pardonner, mais pas loin.
6 Jenny Hval – Apocalypse, girl
Eartheater – RIP Chrysalis
Holly Herndon – Platform
C’est depuis quelques années un constat évident pour moi : ce sont les femmes qui renouvellent le plus profondément les formes de la pop music. Apolypse, Girl est par exemple un disque pop inépuisable. Abstrait et intimiste, il est le grand disque existentiel de Jenny Hval. Sexualité, grand capitalisme et petits tourments du quotidien s’y côtoient avec une fluidité désarmante. Et comment ne pas parler des agencements sonores de cet album ? À la fois si imprudents et si réconfortants, dans un dosage parfait entre caresses art-port et brisures noise. Plus immature et inexpérimentée, citons la jeune Eartheater, qui dans quelques années pourrait bien sortir un album du même acabit. Chanteuse mutante, n’hésitant pas à incorporer des touches de rap ou des collages entreprenants à sa folk électronique, Alexandra Drewchin a tout de la jeune prodige à l’orée d’une grande carrière. RIP Chrysalis et son jumeau Metalepsis en sont des preuves éclatantes. La donne est un peu différente pour Holly Herndon, déjà reconnue comme une grande artiste conceptuelle. Son discours sur la technologie et ses techniques de composition post-modernes l’ont assise comme une réformatrice « officielle » de la pop. Platform confirme cet état de fait sans aller beaucoup plus loin non plus – il s’agit d’un album d’une grande richesse mais qui manque à mon goût d’un peu de vie. À suivre.
5 Drake – If You’re Reading This It’s Too Late
Plus personne pour dire que le rap est mort. C’est clair. Malgré tout, niveau sorties, j’ai eu l’année dernière du mal à trouver mon compte. Kendrick Lamar m’a sorti par les yeux. Malgré tous les talents que je lui reconnais, je ne le suis pas du tout dans son ambition de faire rentrer tous les styles de rap et carrément tout l’héritage black dans un seul et même disque. Vous savez comment cela ça s’appelle, un truc pareil ? Du rap progressif. Yes from Compton. Et c’est pas un compliment. Future, lui, a été sur un autre registre, plus droit et vindicatif. Pour le geste, j’aurais aimé adorer DS2 – le fameux disque de la rédemption –, mais en fait non, je crois que préfère tout compte fait Nayvadius dans sa période kéké. Je l’assume. Il y a sinon eu de très bonnes choses dans le Summertime ‘06 de Vince Staples, mais aussi quelques concessions pop de trop. Dommage. En fait, je n’y aurais jamais cru à l’avance, mais c’est bien Drake qui m’a le plus touché. Se dernière tape m’a bouleversée de bout en bout. Sombre et lucide, baigné de synthés en clair-obscur et de beats hypnotiques, If You’re Reading This It’s Too Late est de loin ce que Drake a sorti de plus émouvant et de plus cohérent dans sa carrière. Je parie qu’en plus cette tape va bien vieillir.
4 Levon Vincent – Levon Vincent
Pearson Sound – Pearson Sound
Le marronnier du chroniqueur techno : la difficulté à passer du format single adapté aux clubs au format album visant l’écoute domestique. En ce qui concerne Levon Vincent, ça n’a pas été un problème. Toujours aussi rigoureux et street crédible, il est, sur son premier LP, aussi bon qu’à l’accoutumé. Mieux même, il n’a jamais semblé aussi cultivé dans son approche de la composition, ni aussi expansif et lyrique dans son expression mélodique. Sans rien lâcher donc de son intégrité. Un monument. Pearson Sound n’en est pas encore tout à fait là, mais qui sait comment ça va tourner ? Son premier LP n’est certes pas un classique instantanée comme celui de Vincent – il connaît quelques coups de mou et un relatif manque d’ampleur – ; en revanche, pas grand monde pour rivaliser avec lui question science de rythme. De ce côté-là, on peut même dire que Pearson Sound est un génie.
3 Project Pablo – I Want To Believe
RAMZi – HOUTi KUSH
Co La – No No
Le label 1080p a largement contribué à ce que 2015 soit pour moi une année musicale aussi plaisante. Tous les 15 jours environ, une nouvelle cassette sans prétention à écouter, qu’elle soit d’ « outsider house » (réalisée dans un esprit lo-fi / expérimental), d’ambiant – downtempo chelou ou de styles plus inclassables mais jamais abscons. Parmi toutes ces sorties (une vingtaine dans l’année), je retiens en priorité la très émotionnelle house de Project Pablo, le phénoménal HOUTi KUSH de RAMZi, sorte de lounge d’avant-garde absolument immanquable, et No No, un disque de bass music tout en débilité assumée. Et ça va continuer sur le même rythme en 2016, j’ai hâte.
2 Oneohtrix Point Never – Garden of Delete
Kara Lis Coverdale and LXV – Sirens
On a déjà tout dit sur Garden of Delete, je vais pas en rajouter une couche. Il fait de toute façon partie de ces disques dont on débattra encore dans 50 ans, alors on a le temps… Pour ma part, je l’ai écouté une première fois avec une expression mi fascinée mi dégoutée, le tout entrecoupé de quelques francs éclats de rires. Quelques dizaines d’écoute plus tard, je suis accroc à chaque seconde du disque. Après, par rapport aux précédents Oneohtrix Point Never, je constate qu’un peu de la nostalgie de Lopatin a disparu, mais quelque part elle ne manque pas, puisque j’en ai trouvé un bon substitutif chez Kara Lis Coverdale et LXV. Chez eux même goût de l’entrechoc que OPN, mais des figures sonores plus évanescentes, aux lignes plus douces, faisant de Sirens le parfait complément rêveur à Garden of Delete.
J’ai opté pour un choix très rationnel à la tête de mon classement : l’album que j’ai le plus écouté en 2015, celui qui m’a accompagné dans le plus de moments intimes et routiniers. Il s’agit d’un album de Susan Alcorn, référence absolue de la pedal steel guitar : une guitare sur pieds qu’on joue assis, main droite comme une guitare classique, main gauche avec une barre en acier, et pieds actionnant des pédales tendant ou distendant les cordes pour en modifier la tonalité. Si la pedal steel guitar est traditionnellement utilisée en country et musique hawaïenne, Susan Alcorn est connue pour avoir développée une pratique poussée de cet instrument en free-jazz et musique improvisée. Sur Soledad, rien de si compliqué. Il ne s’agit « que » d’un hommage à Astor Piazzola, reprenant quatre de ses standards et proposant une composition originale dans la même veine. Susan Alcorn est seule avec son instrument, seule dans l’ombre de Piazzola, avec comme seules ressources les possibilités de son instrument. Et c’est un miracle d’interprétation. Une ode à la mélancolie du tango, mais pas seulement, Alcorn nous amène aussi dans des paysages abstraits et contemplatifs, sans oublier de bâtir de fascinantes petites formes cubistes propres au jazz d’avant-garde. Je le redis : Soledad est un miracle.